Lucienne Bréval – Portrait de Zuloaga
Le marquis de Maussabré s’est trouvé, avant-hier matin, sur le boulevard nez à nez avec le général Von Schwartzkoppen, l’ancien attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne pendant l’Affaire Dreyfus. M. de Maussabré et lui se sont connus autrefois. En se voyant reconnu, l’Allemand a eu un haut-le-corps et a détalé. M. de Maussabré a essayé de le suivre et a perdu sa trace aux environs de la Madeleine. La police le recherche. Mais, certainement, il est déjà loin.
Il est certain que Paris fourmille d’espions et de l’espèce la plus dangereuse. On en dénonce tous les jours des milliers à la Préfecture et à la place. Ce ne sont pas les plus dangereux : Lucienne Bréval, de l’Opéra, racontait l’autre soir qu’elle était persécutée, son directeur, la direction des Beaux-Arts, assaillis de lettres anonymes. On la traite d’Allemande : en réalité, elle est d’origine alsacienne. Dimanche, elle devait chanter à la matinée de réouverture de l’Opéra-Comique qui sera donnée au bénéfice des blessés. On lui conseillait d’abandonner son projet de crainte d’une cabale. Justement elle reçoit la nouvelle qu’un de ses oncles, pris comme otage en Lorraine par les Allemands, a été fusillé. La lettre qui l’informe est écrite par un de ses cousins, soldat et sur le front. « C’est miraculeux, c’est providentiel« , dit la cantatrice. Le pauvre homme qui est tombé, là-bas, sous les balles prussiennes, se doutait-il que sa mort servirait à calmer des haines de théâtre, les plus tenaces, les plus perfides du monde et qui n’ont pas cédé, celles-là, à la trêve et à l’union sacrée ?
Je pense qu’Alphonse Daudet eût fait de cette aventure de la chanteuse une de ces nouvelles où le romancier « rit en pleurs« , comme dit Villon, donne cette note unique et bien à lui où l’attendrissement se nuance d’ironie. C’est lui le véritable poète de la guerre de 1870, lui qui en a fixé l’émotion, l’atmosphère, la légende. Qui tiendra sa place après cette guerre-ci ? C’est la littérature qui donne l’aspect éternel des choses. Il faut une sensibilité jointe à un grand talent pour fixer ce que chacun sent et qu’un tout petit nombre réussit à exprimer. Nous souffrons en ce moment de ne pas voir encore les évènements avec la figure qu’ils auront pour l’avenir. Il faut que tout cela repasse par telle imagination, qu’elle soit forte ou qu’elle soit tendre. •
Henri sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“D’abord nous remercions chaleureusement le Prince Jean de ses vœux pour notre pays et de répondre…”