Courte rentrée des Chambres pour le vote des crédits de guerre et d’un certain nombre de projets de lois indispensables. Il est convenu que la tribune chômera, qu’il n’y aura pas de discussion. Ce résultat n’a pas été obtenu sans peine : la langue brûle à un certain nombre de législateurs. Le président Deschanel* a prononcé une harangue abominablement rondouillarde où ne manque d’ailleurs pas une pointe contre les grands chefs que l’orateur a appelés à l’exemple de modestie donné par les généraux de la Révolution, qui furent d’ailleurs les plus empanachés qu’on ait jamais vus et dont le plus vraiment simple confisqua le République. La déclaration du président du Conseil a fait connaître les vues, les projets, les sentiments du gouvernement. Viviani a insisté sur « la certitude militaire du succès » et sur la résolution de poursuivre la lutte « jusqu’au bout« , c’est-à-dire jusqu’à l’expulsion de l’envahisseur, la délivrance de l’Alsace et de la Belgique, la destruction de la puissance militaire de l’Allemagne. Programme vaste, dont l’accomplissement intégral peut mener la République très loin, mais ne semble douteux à personne. On dit beaucoup qu’à l’appui de la parole du gouvernement une offensive générale serait bientôt ordonnée. Un ordre du jour du généralissime, daté du 17 et conçu dans ce sens, a même été publié par le grand état-major allemand, qui l’avait trouvé sur un de nos officiers tués. La censure en a interdit la publication dans les journaux français. On en conclut qu’un succès a été recherché pour la réunion des Chambres. Quoi qu’il en soit, on compte généralement que, d’ici la fin du mois de janvier – ce n’est plus maintenant que fin janvier – il n’y aura plus un seul Allemand sur le territoire français. Pour fortifier l’espérance, Delcassé murmure à l’oreille de confidents, qui s’empressent de propager la bonne nouvelle, que l’entrée en ligne de l’Italie et de la Roumanie est plus prochaine qu’on ne croit. « Elles vont entrer en ligne, mais Delcassé ne nous dit pas dans quel sens. » Ce mot d’un sceptique a été le succès des couloirs.
Il est à remarquer dans le discours de Viviani que le gouvernement ne cherche plus du tout à dissimuler que l’agression de l’Allemagne était annoncée et prévue. Ribot, dans son exposé de la situation financière, donnait l’autre jour la même note, si fortement accusée déjà par les « Avertissements » publiés au Livre jaune. Il semble que les Poincaré, les Viviani, les Briand, n’hésitent pas à découvrir le régime pour justifier leur attitude vis-à-vis du service de trois ans. Car, malheureux, si, comme vous le dites, l’Allemagne menace la France depuis quarante ans, la provoque depuis dix ans, a résolu de lui faire la guerre depuis dix-huit mois, quelles ne sont pas les épouvantables responsabilités de la démocratie !…
Mais on songe que le danger allemand a sans douté été le régulateur de nos institutions démocratiques et seul les a préservées de tomber dans une anarchie dégoûtante. Si nous avons conservé des vestiges d’ordre public, d’armée, de finances, c’est à la menace allemande que nous le devons. Que demain l’Empire allemand soit abattu, que la République soit encore debout, nous verrons un affreux gâchis, un retour du Directoire… •
L’utopie, en décrétant les bases imaginaires de la paix universelle, jette la semence de nouvelles guerres. Qu’à l’issue de celle-ci soit garantie la sécurité de la France, et combien les générations futures en auront de gratitude ! Cinq invasions en cent vingt-cinq années ont fait expier aux Français les erreurs d’un siècle ! La tâche présente consiste à retrouver les conditions grâce auxquelles la France sera, ainsi qu’elle l’a été dans le passé, protégée contre la puissance germanique. C’est pour cela que les Français d’aujourd’hui se battent et meurent, comme les Français d’autrefois s’étaient battus contre Charles-Quint, avaient mené la guerre de Trente Ans. L’ouvre d’une politique clairvoyante, d’une diplomatie réaliste, sera de faire en sorte que ces sacrifices ne soient pas éternellement à recommencer. • **
* Paul Deschanel (1855-1922), président de la Chambre des députés. Il fera l’éloge de L’Histoire de deux peuples de Jacques Bainville. Elu en 1920 président de la République contre Georges Clemenceau, il dut démissionner quelques mois plus tard pour raisons de santé (mentale).
** Tome I du Journal de Jacques Bainville (1901/1918)
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