Hier les Anglais ont attaqué le port allemand de Cuxhaven à la fois par terre et « par air« . Le Times triomphe à ce sujet : « Pour la première fois dans l’Histoire, des appareils aériens et sous-marins se sont trouvés engagés de part et d’autre. » Le même jour, d’ailleurs, un Zeppelin jetait des bombes sur Nancy, tuait des femmes et des enfants. On songe alors à ce poème où le vieil Hugo (« Plein ciel », dans La Légende des siècles) annonçait à l’humanité un avenir meilleur par les ballons dirigeables :
Nef magique et suprême ! Elle a, rien qu’en marchant,
Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,
Rajeuni les races flétries,
Etabli l’ordre vrai, montré le chemin sûr,
Dieu juste ! et fait entrer dans l’homme tant d’azur
Qu’elle a supprimé les patries.
Hélas ! Pauvre Hugo ! Pauvre poète de la démocratie !
« A l’heure où nous sommes*, il serait tellement facile que cela en deviendrait malséant de tourner en dérision l’ode au Zeppelin humanitaire et le pauvre poète (vates, poète, devin, aimait à dire Hugo) qui a lu de travers le livre de la destinée.
Il y a dans la plupart de nos préfectures et de nos sous-préfectures une rue Michelet, comme une rue Victor Hugo, comme il y avait à Armentières une rue de l’Humanité, qui a été incendiée par les porteurs de Kultur. Supposons – et je serais bien étonné si, depuis l’invasion, la circonstance ne s’était pas produite, qu’un état-major allemand se soit installé dans une des rues du Michelet qui avait formé jadis ce voeu : « Dieu nous donne de voir une grande Allemagne ! » Supposons un Zeppelin arrosant d’explosifs une des rues consacrées au poète qui a chanté la « nef magique et suprême », l’aéroscaphe du progrès… Je vois bien, dans le futur, les ironies de l’histoire. Pour le moment, nous n’avons pas le coeur à rire.
Seulement, une chose nous frappe jusqu’à l’évidence. Combien ces prophètes de la démocratie, vénérés par elle, n’auront-ils pas obscurci la lucidité de la raison française et, par là, énervé les forces de notre pays ! Songez que Michelet, Hugo ont nourri de leur lait spirituel les hommes qui sont au gouvernement de la République, ceux qui siègent dans les Assemblées (sur tous les bancs, ou peu s’en faut). Après cela, on s’étonne moins que des avertissements aussi nets que ceux qui sont publiés au Livre jaune, que les rapports de M. Cambon et de nos attachés militaires n’aient eu, en somme, qu’aussi peu d’effets. Eh ! Tout un siècle, le siècle de Michelet, le siècle de Hugo, pesait sur l’esprit de ceux à qui la lecture de ces documents était réservée. Du romantisme politique qui s’était interposé entre les célèbres rapports du colonel Stoffel et Napoléon II, il subsistait, chez les dirigeants de 1914, un résidu assez fort pour jeter un voile sur les pressants avis qui venaient de Berlin. » •
* Jacques Bainville reprend ici un article qu' »il avait publié dans L’A.F.. Le thème réapparaît en conclusion de son Histoire de trois générations, publiée à l’été 1918.
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