En choisissant de rapprocher deux courts extraits de deux textes différents de Charles Maurras, écrits à des dates et dans des contextes bien distincts, nous n’avons pas cherché l’originalité pour l’originalité. Mais bien plutôt, pour une fois, nous avons préféré – plutôt que de citer tout ou partie d’un seul ouvrage ou d’un seul article – rapprocher deux textes qui se complètent, et permettent de bien préciser notre pensée sur un sujet souvent débattu, surtout dans notre actualité, et portant sur le thème de l’immigration et de l’identité française en particulier, des rapports avec les autres en général.
Le premier texte, intitulé L’Hospitalité, a été écrit par Maurras peu avant la Guerre de 14, dans L’Action française du 6 juillet 1912. Maurras y affirme très clairement le droit et le devoir, pour les Français, d’être et de rester ce qu’ils sont, ce que l’Histoire a voulu qu’ils soient. Et qu’il est non seulement bon mais nécessaire d’affirmer que l’on est Français, de se battre pour défendre et promouvoir cette « diversité France ».
On y trouve comme un écho de la célèbre déclaration de Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France : « Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie; s’il existe, c’est bien à mon insu. »
Mais, aussi impérative soit-elle, cette première mise au point, si elle restait isolée, demeurerait incomplète, et ne permettrait pas de nourrir complètement le débat, d’arriver pour ainsi dire à son terme, en proposant une position globale et équilibrée. Un pays, quel qu’il soit, ne se conçoit évidemment pas comme hermétiquement clos vis-à-vis du monde extérieur, ni fermé à tout type d’influences (soit qu’il les rayonne vers l’extérieur, soit qu’il les reçoive de l’extérieur). Aucune Civilisation, aucun peuple, ne peut rester retranché du reste du monde, sans contact aucun avec lui : c’est l’évidence même, au point d’en devenir une banalité.
Point de fixisme donc – si l’on peut employer ce terme – chez Maurras, et voilà pourquoi il est bon de compléter, en quelque sorte, ce premier passage par un second, tiré du Soliloque du prisonnier, dont on disposera du texte intégral en 2010 : dans ce court passage – que l’on pourrait intituler « ma Mediterranée » – Maurars montre bien que, si l’on doit affirmer que l’on est Français, si l’on doit se battre pour défendre et promouvoir cette « diversité France », ce combat non seulement ne coupe pas, n’isole pas du monde extérieur, mais, bien au contraire, est la meilleure des façons de s’ouvrir à lui, à l’universel…
I. L’hospitalité (L’Action française, 6 juillet 1912)
« …Il s’agit de savoir si nous sommes chez nous en France ou si nous n’y sommes plus ; si notre sol nous appartient ou si nous allons perdre avec lui notre fer, notre houille et notre pain ; si, avec les champs et la mer, les canaux et les fleuves, nous allons aliéner les habitations de nos pères, depuis le monument où se glorifie la Cité jusqu’aux humbles maisons de nos particuliers. Devant un cas de cette taille, il est ridicule de demander si la France renoncera aux traditions hospitalières d’un grand peuple civilisé. Avant d’hospitaliser, il faut être. Avant de rendre hommage aux supériorités littéraires ou scientifiques étrangères, il faut avoir gardé la qualité de nation française. Or il est parfaitement clair que nous n’existerons bientôt plus si nous continuons d’aller de ce train.
… Ce pays-ci n’est pas un terrain vague. Nous ne sommes pas des bohémiens nés par hasard au bord d’un chemin. Notre sol est approprié depuis vingt siècles par les races dont le sang coule dans nos veines. La génération qui se sacrifiera pour le préserver des barbares et de la barbarie aura vécu une bonne vie.
…La jeune France d’aujourd’hui est en réaction complète et profonde contre ce double mal. Elle rentre chez elle. Ses pénates intellectuels, ses pénates matériels seront reconquis. Il faut que l’ouvrier français, le savant, l’écrivain français soient privilégiés en France. Il faut que les importations intellectuelles et morales soient mises à leur rang et à leur mérite, non au-dessus de leur mérite et de leur rang. L’étiquette étrangère recommande un produit à la confiance publique : c’est à la défiance du pays que doit correspondre au contraire la vue de tout pavillon non français. Qu’une bonne marque étrangère triomphe par la suite de cette défiance, nous y consentons volontiers, n’ayant aucun intérêt à nous diminuer par l’ignorance ou le refus des avantages de dehors, mais l’intérêt primordial est de développer nos produits en soutenant nos producteurs. Le temps de la badauderie à la gauloise est fini. Nous redevenons des Français conscients d’une histoire incomparable, d’un territoire sans rival, d’un génie littéraire et scientifique dont les merveilles se confondent avec celles du genre humain. »
II. Le Soliloque du prisonnier
« …Je suis un drôle de Méditerranéen; ma Méditerranée ne finit pas à Gibraltar, elle reçoit le Guadalquivir et le Tage, elle baigne Cadix, Lisbonne et s’étend, bleue et chaude, jusqu’à Rio de Janeiro. Elle atteint le cap Horn, salue Montevideo, Buenos Aires et, sans oublier Valparaiso ni Callao, elle s’en va, grossie de l’Amazone et de l’Orénoque, rouler dans la mer des Caraïbes, caresser amoureusement nos Antilles, puis Cuba et Haïti, ayant reçu le Meschacébé du grand enchanteur de Bretagne; elle court au Saint-Laurent et, sauf de menues variations de couleur ou de température, va se jeter dans la baie d’Hudson où elle entend parler français. Le caprice de cette Méditerranée idéale le ramène alors à notre hémisphère, mais non pas nécessairement pour revoir Balèares, Cyclades, Oran ou Alger, car ni Anvers ni Gydnis ne lui sont plus étrangers que les Polonais et les Belges ne lui apparaissent barbares: ma Méditerranée ne demande pas mieux que de devenir nordique ou baltique pourvu qu’elle rencontre, ici ou là, les deux lucides flammes d’une civilisation catholique et d’un esprit latin…
…L’humanité à venir exigera, pour condition primordiale, ce noyau actif, attractif, organisateur…. Ainsi tendrait à se reconstituer le Koinon du règne humain, conscience de cette grandeur dans cette unité qui est déjà exprimée de Virgile à Mistral avec une force fière, modérée et douce; les plus amples généralités de l’esprit y sont vivifiées par la généralité de l’âme, tant pour servir l’ensemble que pour l’utiliser sans en exclure personne ni rien… »
Quand Joseph de Maistre affirmait qu’il n’avait jamais vu d’Homme: il voulait dire par là que l’Homme, en tant qu’entité abstraite, n’existe pas. Il en résulte que la conception de l’homme sur laquelle repose la théorie abstraite « des droits » relève, non de la science, mais de l’opinion. De ce seul fait, à l’instar d’une religion, ils ne peuvent avoir qu’une validité optative, c’est-à-dire qu’ils ne s’imposent que pour autant que l’on accepte de les voir s’imposer, qu’ils n’ont d’autre validité que celle que l’on décide de leur accorder.
Boutang allait jusqu’à dire qu’en réalité l’on n’a droit à rien.