Quelles sont les limites à la liberté d’expression? Les religions sont-elles un richesse pour les sociétés ? Les réponses de l’historien des idées François Huguenin.
François Huguenin est historien des idées et essayiste. Il est l’auteur notamment d’une Histoire intellectuelle des droites (2013, Perrin).
La France unanime a donc défilé le 11 janvier au nom de Charlie pour défendre la liberté d’expression. Est-il utile de dire que j’ai consonné à cet instant d’unité nationale autour de la condamnation de ces actes terroristes abjects et que je me suis félicité d’entendre quelques voix courageuses oser nommer enfin le péril: l’islamisme radical. Mais je suis étonné et inquiet de voir toute une France, dont celle issue de la «diversité» est apparue bien absente, devenir supportrice d’un journal qu’elle n’avait jamais lu. La défense de la liberté d’expression semble avoir créé une épidémie de cécité par rapport aux problèmes que pose, non la liberté d’exprimer des idées, mais la manière de le faire.
Il est clair que la liberté d’expression est encadrée en France, que certains propos comme ceux qui incitent à la haine raciale sont légitimement passibles de poursuite, et qu’il n’y a pas de législation contre le blasphème. Mais la question que pose l’humour de Charlie Hebdo, que chacun appréciera selon ses critères, me semble être au-delà du juridique. Si la liberté est une valeur essentielle de notre société, conquise après bien des luttes, est-elle pour autant une valeur absolue qui serait supérieure à toutes les autres? La devise de notre République ne met-elle pas au même niveau l’égalité et la fraternité? Au nom de cette fraternité, ne peut-on pas prendre au sérieux une valeur qui n’est pas de nature à être encadrée dans des textes juridiques car elle est impossible à codifier, mais qui est inhérente à la dignité de l’homme et inscrite au cœur de chacun, celle du respect de l’autre. C’est ce qui fait d’ailleurs une large part du charme de l’existence: se lever dans le bus pour laisser s’asseoir une personne âgée, demander poliment à son voisin de baisser le son de sa musique au lieu de hurler dans l’escalier «moins fort»: tout cela n’est pas prescrit par la loi, mais rend la vie meilleure. Or, s’il est une valeur à respecter chez autrui, c’est bien sa religion. La foi d’un être humain est sans doute l’attachement le plus fort qui soit.
Elle se développe au plus intime de l’être. La moquer, la ridiculiser peut être particulièrement blessant. Elle est un choix qui engage profondément l’existence et mérite d’être respecté. Comprenons-nous bien: il ne s’agit pas de restreindre la liberté d’expression par la loi ; il s’agit que chacun soit responsable de la manière dont il dit les choses. On peut s’adonner à la critique des religions, le débat d’idées est toujours enrichissant ; l’insulte et la moquerie sont toujours blessantes et n’avancent à rien. Ne nous cachons pas derrière le droit à l’humour. On peut rire sans blesser, je pense à feu Pierre Desproges, notamment son sketch sur les Juifs. Jamais la loi ne saurait évidemment codifier cela, mais je propose une règle simple que nous pourrions chacun nous appliquer à nous-même. Et si je ne publiais que ce que je serais capable de dire à une personne que je rencontrerais en face à face? Derrière la plume, il est facile d’oublier que l’on s’adresse à des personnes vivantes qui ont des sentiments. On me dira que je discrédite de fait toute une tradition polémiste dont la littérature française s’honore: les vacheries de Saint-Simon, les imprécations de Léon Bloy. Avouerais-je que ces écrivains ne m’inspirent pas ?
Nous aurions, au contraire de ce que l’on entend ces jours-ci, intérêt à apprendre à l’école la liberté et le respect. Et notamment le respect des religions. Nous sommes soucieux de respecter les races et nous avons raison. Pourquoi ne pas respecter les religions? Derrière notre laïcité neutre se tapit un laïcisme qui n’aime pas les religions. C’est un tort. Les religions sont en effet partie intégrante de notre bien commun à tous, quelles que soient nos croyances. Dans un monde de plus en plus matérialiste et désespéré, elles apportent une respiration, une espérance, une autre manière d’envisager les questions. Elles portent en elles l’aspiration des hommes à une transcendance qui, au cœur du monde, est une affirmation de la dignité de l’homme, un refus de la marchandisation universelle, un rappel de l’existence du bien et du mal. Elles ont appris à dialoguer. Que l’islam, et pas seulement celui des terroristes, pose de sérieuses questions au regard de ces valeurs me parait évident. Il doit faire son analyse critique. Pour cela, il doit dialoguer, mais pour dialoguer il est nécessaire qu’il se sente respecté. Si j’ai pu me sentir personnellement blessé par les dessins de Charlie Hebdo sur l’Eglise catholique que j’aime comme ma mère, j’ai été dégouté par les trop fameuses caricatures de Mahomet. Un trait de plume mérite-t-il que l’on blesse des milliers de personnes? Ce n’est pas une question de droit, mais de morale. Elle ne peut être imposée à quiconque, mais chacun peut y réfléchir. C’est aussi une question de paix. Le non-respect des croyances est une manière de dresser les uns contre les autres, les rieurs et les indifférents contre les humiliés. La paix est de tous nos biens communs le plus essentiel, écrivait saint Augustin dans La Cité de Dieu. Le respect mutuel est un des socles de la paix. Nous ferions bien de ne pas l’oublier. •
FIGAROVOX/OPINION
Oui,très bien !
Y a-t-il lieu de compter l’athéisme -ou la laïcité agressive-de certains socialistes ou franc-maçons parmi les « valeurs » de la république,ou plutôt de la France ? Sûrement pas, si l’on n’est pas sectaire.
Mais l’on est sectaire. Et la laïcité agressive est bel et bien l’une des « valeurs » de la république, l’une des plus constantes.