L’effet Charlie est largement retombé. Et parmi ceux qui au lendemain de la tuerie du 7 janvier se sont dits Charlie – ce ne fut jamais notre cas – nombreux sont ceux qui ont rapidement compris que ce slogan était une sorte de piège immédiatement imaginé par les hommes du Système pour canaliser, détourner la réaction nationale et populaire qui eût été normalement la suite de ces événements. Les positions se sont progressivement modifiées dans de nombreux cas. Et l’engouement pour Charlie n’est déjà plus aussi unanime qu’il le fut… Raison de plus pour réfléchir sur ce qu’a été, ce qu’est encore réellement Charlie hebdo. Ce que fait ici Grégoire Arnould. Et c’est fort intéressant. Lafautearousseau
La presse satirique d’après-guerre est peu importante, bien que quelques dessins soient publiés ici et là. A la fin des années 1960, une comète arrive : Hara-Kiri, qui deviendra rapidement Charlie Hebdo. Une revue qui provoque tous les types de réactions, du rire franc à l’indignation totale. Mais ce Charlie Hebdo-là n’a pas grand-chose en commun avec le titre endeuillé d’aujourd’hui…
Au commencement était Hara-Kiri. Ses fondateurs avaient pour noms Choron et Cavanna. Des anars, des écorchés vifs qui tournaient tout en dérision. Des grandes gueules qui surjouaient toujours un peu le rire – ou la colère – quand les caméras étaient braquées sur eux. Il fallait les voir travailler ! L’Ina le permet. On ne peut que conseiller de se forger une idée en allant jeter un œil sur les archives vidéos disponibles. Vous entendrez un brouhaha terrible, vous verrez des volutes de fumées envahissantes, qui font se demander comment ils pouvaient dessiner dans un tel brouillard de tabac, et puis, un peu partout, des verres souvent plus trop remplis. Les cadavres de bouteilles, gisant à côté, ne laissent guère de doutes, on y picolait sérieusement. Sur les tables, des dessins souvent grivois, volontiers provocateurs avec tout ce qui incarnait le pouvoir : police, église, classe politique… Choron, Cavanna et leurs dessinateurs étaient, presque tous, des iconoclastes.
Bien sûr, le mauvais goût n’était jamais loin. Souvent, même, les dessinateurs se jetaient à corps perdu dedans. Voilà, « bête et méchant », c’était bien résumé leur truc à Hara-Kiri, au début. C’est ce que leur avait dit, indignée, une lectrice. Ils avaient alors placé cette formule au fronton de leur journal. Au fond, c’étaient des sales gosses – talentueux, qu’on le veuille ou non – qui ont voulu le rester, coûte que coûte. D’ailleurs, ils se ruinaient en procès, car c’est ainsi que les choses se réglaient. Puis, ce fut la couverture de trop – pour les censeurs de l’époque –, la fameuse « une » « Bal tragique à Colombey – un mort ». Hara-Kiri, au moins sa version hebdomadaire, était interdit… mais allait vite renaître sous le titre Charlie Hebdo.
Le pic : 150 000 exemplaires
Avec Charlie Hebdo, ce fut une montée en puissance. C’était la France de Pompidou, puis de Giscard, à vrai dire la France d’après-mai 68. événement dans lequel, paradoxalement, un Choron, par exemple, n’avait pas vraiment grand-chose à saluer. Dans ces années 1970, les ventes atteignirent même un pic de 150 000 exemplaires. La concurrence était mince, le Canard enchaîné n’évoluait pas dans le même registre – du calembour essentiellement, que méprisaient tous les dessinateurs – et Minute bien trop éloigné sur le plan des idées pour capter le même lectorat. L’esprit de Charlie Hebdo était dans la filiation de celui d’Hara-Kiri : l’irrévérence, le mépris envers toute forme de pouvoir, l’humour immoral – ou amoral, selon ce qu’on en pense.
Et puis Mitterrand fut élu. La prise de pouvoir par la gauche allait être fatale à Charlie Hebdo. La droite s’en allait, en même temps qu’une époque, et la bande à Choron et Cavanna perdait, là, ses cibles. Cette transition politique s’accompagnait d’une évolution de la jeunesse et des mœurs. Les jeunes générations ne les lisaient plus, les anciens lecteurs s’en étaient sans doute lassés. Charlie Hebdo s’était probablement enfermé dans une sorte de conformisme qu’il se plaisait, pourtant, à brocarder le plus possible. Les chiffres furent impitoyables : à peine 30 000 exemplaires vendus. Le début des années 80 sonnait le glas de leur aventure : ils mirent la clé sous la porte, avec une dernière « une », presque pathétique, « Allez tous vous faire… ». Un bras d’honneur de désespoir.
Sous philippe Val, un nouveau Charlie
Pendant une dizaine d’années, quelques journaux tentèrent de prendre la relève, sans accéder à la même notoriété. On peut penser à l’Idiot international de Jean-Edern Hallier, par exemple. C’est ce que soutient l’écrivain Marc-édouard Nabe, dans un film de Pierre Carles intitulé Choron dernière, lui qui, très jeune, publiait ses premiers dessins dans Hara-Kiri. Pour lui, l’esprit originel de Charlie Hebdo pouvait se retrouver dans l’Idiot. Mais cette aventure, initiée à la fin des années 60, se termina mal. Les relations Mitterrand/Jean-Edern Hallier l’expliquant pour beaucoup, surtout la mort du dernier…
En 1992, en revanche, Charlie Hebdo allait renaître. Exit le professeur Choron, bonjour Philippe Val. Enfin, pas tout de suite. Le dessinateur Gébé dirigeait au début. Mais, très vite, Val allait prendre le pouvoir. Avec une équipe rajeunie (Charb notamment), mais toujours sous le parrainage des anciens, Cabu, Wolinski, Siné et Cavanna, qui semblait surtout servir de caution historique. Cela dit, ce n’était plus comme avant. Exemple typique : Philippe Val décide de tout, seul. Les « unes », c’est lui. Les choix éditoriaux, aussi. Avant, à l’époque Choron, la décision était prise à l’unanimité, le choix final se faisant parfois à deux heures du matin, comme on peut le voir dans certaines vidéos de l’époque.
Sous Val, le ton change aussi. Le journal devient plus politique, plus engagé dans un seul sens. Il s’en prend encore au pouvoir, mais plus tout à fait de la même manière. 1995 leur offre une opportunité formidable : Chirac remporte la présidentielle. Un changement de pouvoir, une aubaine pour ce Charlie Hebdo 2.0. En parallèle, depuis les années 1980, un nouvel ordre moral et ses nouveaux bigots se sont installés. Sos-racisme était passé par là, les mouvements féministes aussi. D’ailleurs, on compte parmi les nouvelles plumes de Charlie Hebdo, les Caroline Fourest ou les Fiammenta Venner.
Mais le journal satirique, rapidement, s’ancre dans le « système », il n’est plus tout à fait « anar ». Il milite pour l’intervention au Kosovo, pour le « oui » au référendum sur la constitution européenne. Toujours sous l’influence de Val. Le « système » n’est pas avare en récompenses d’ailleurs, si l’on suit l’ascension de Val, propulsé à la tête de France-Inter à la fin des années 2000. Les mauvaises langues expliquent que Sarkozy l’y a placé pour évincer les « humoristes » Guillon et Porte. Ironie de l’histoire ! Quelque temps avant le départ de Val, certains “historiques” du journal sont invités à prendre la porte. Siné est l’un deux.
Raison donnée ? Antisémitisme ! La dent dure, celui qui a fondé Siné Hebdo assassine, dans une interview pour un webzine, l’évolution de Charlie Hebdo, période Val : « Ils bouffaient tous avec le pouvoir. Cabu, par exemple, était devenu très copain avec Delanoë. Charb, lui, avait mis des panneaux “interdit de fumer” partout ! » On est pas loin de l’hygiénisme. Il fallait voir, aussi, Philippe Val – encore à l’époque à la tête de Charlie Hebdo – monter les marches du festival de Cannes, entouré de BHL ou Glucksmann, avec un sourire satisfait, pour présenter le film C’est dur d’être aimé par des cons réalisé à la suite de la publication des caricatures de Mahomet.
Chemin faisant, au cours de sa seconde vie, Charlie Hebdo s’est institutionnalisé en se muant en défenseur de la liberté d’expression, mais dans un cadre républicain. Voir Valls, aujourd’hui, descendre le perron de Matignon avec un Charlie Hebdo à la main donne l’impression que ce journal est devenu le bouffon de la République. Qu’il semble loin le temps des anars du début, quand on parlait, encore, de la liberté d’opinion. Quand un Choron défendait l’existence de Minute sur un plateau de télévision… ô tempora, ô mores… •
David Gattegno sur Jean-Éric Schoettl : « Le parquet de…
“Que de confusions lexicales ! … Récapitulons un peu, autrement il serait impossible de regarder clairement…”