Du fait que l’on a renfloué un journal, faut-il déduire que l’on en a acheté aussi les journalistes ?
Lorsque nous mettons en cause, ici, le Système et non plus seulement la République, l’Etat lui-même et les Institutions de la République en tant que telles, l’on voit bien dans le cas de Pierre Bergé, de quoi nous parlons, quelle nuance et même quelle extension nous introduisons. Dans la République, Pierre Bergé n’existe pas. Il n’est rien. Dans le Système, les médias, le jeu des partis qu’il finance, son influence est considérable. Indirecte mais considérable comme Dominique Jamet le souligne fort bien dans cet article. Il participe, il soutient, il inspire le grand mouvement de déconstruction, ou si l’on préfère de destruction, politique et sociétale qui conduit à défaire la France. Pour notre part, nous nous opposons au Système, République comprise mais non exclusivement. Lafautearousseau.
En divulguant, au terme d’une longue, minutieuse et difficile enquête, l’ancienneté et l’a1mpleur du système d’évasion fiscale organisé pendant des années par la puissante banque HSBC (Hong Kong & Shanghai Banking Corporation), en évaluant le montant, énorme, des sommes ainsi soustraites à l’impôt et en révélant avec leurs turpitudes les noms d’un certain nombre de fraudeurs notoires, monarques, capitaines d’industrie, vedettes de la politique, du sport ou du spectacle, les journalistes du Monde auraient-ils manqué à la déontologie, violé on ne sait quels principes, contrevenu à on ne sait quelle loi ? N’ont-ils pas au contraire bien mérité du journalisme d’investigation, mené à bien une enquête qui revenait normalement aux services compétents et n’auraient-ils pas droit à de chaleureuses félicitations pour avoir conjugué devoir d’information et sens civique ?
Eh bien, ce n’est pas, mais alors pas du tout l’avis de M. Pierre Bergé. « Est-ce le rôle d’un journaliste », s’est-il demandé mardi soir sur RTL, « de jeter en pâture le nom des gens ? C’et du populisme, c’est fait pour flatter les pires instincts… Ce n’est pas pour ça que je suis venu au secours du Monde. Ce n’est pas pour ça que je leur ai permis d’acquérir leur indépendance. Ce sont des méthodes que je réprouve… La délation, c’est la délation. »
M. Pierre Bergé n’est pas n’importe qui. Ni en général ni, encore moins, dans le cas particulier du Monde. Il est exact que sans lui et sans ses deux acolytes, le banquier Matthieu Pigasse et le PDG de Free, Xavier Niel, venus tels des rois mages déposer de la myrrhe, de l’encens, et surtout de l’or au chevet du journal en proie à de très sérieuses difficultés financières, on ne sait trop ce qu’il serait advenu du prestigieux quotidien du soir.
Cela autorise-t-il celui qui n’est pas seulement l’un des actionnaires principaux mais le président du Conseil de surveillance du Monde à s’immiscer dans la marche de « son » journal, à juger publiquement, à humilier et à condamner comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises tel ou tel de ses rédacteurs ? Coutumier des foucades et des algarades, de caractère impulsif et de tempérament autoritaire, M. Bergé n’hésite pas à violer une charte qu’il a pourtant signée et qui interdit expressément toute intrusion dans le contenu éditorial d’actionnaires qui n’ont le droit que de définir la stratégie globale de l’entreprise. C’est ce que lui a d’ailleurs rappelé la Société des rédacteurs du Monde.
On voit bien ce qu’a de malsain et d’irréaliste ce partage théorique des droits, des responsabilités et des devoirs entre ceux qui, portant haut la bannière de la liberté d’expression, ne sont cependant que des salariés, et celui ou ceux qui, même s’ils ont été contraints de concéder des garanties à la rédaction, ne tendent pas moins à se considérer et à se conduire comme des patrons de plein exercice. Mais du fait que l’on a renfloué, financé ou acquis une station de radio, une chaîne de télévision ou un journal, faut-il déduire que l’on en a acheté aussi les journalistes ?
MM. Dassault, Bouygues, Lagardère, Arnault, Bergé, Niel, Pigasse, Drahi, Pinault et « leurs » salariés répondent chacun à leur manière à cette question élémentaire et si rarement abordée dans leurs colonnes ou sur leurs antennes. Ce n’est évidemment pas seulement pour en faire état sur leur carte de visite, moins encore par idéalisme ou par altruisme, et pas davantage dans la louable intention de sauvegarder leur indépendance que des industriels de l’aéronautique, du BTP, de l’automobile, du luxe, de la couture, de la banque ou du numérique investissent si volontiers dans les médias, mais à la fois pour le prestige, comme jadis on entretenait une danseuse et pour disposer d’un levier d’influence. Rien d’étonnant si le public confond dans une même suspicion et dans un même mépris une classe politique et une classe médiatique qui sont si visiblement et si étroitement dépendantes du monde de l’argent. Une presse ne peut être réellement libre que si elle est financièrement indépendante et, en France, ce n’est pas le cas. 1
Au fait, pourquoi M. Bergé, dans cette affaire, prend-il si impétueusement le parti des fraudeurs contre les investigateurs et de la censure contre l’information ? Une telle violence incite à tout imaginer, même ce qui n’est pas forcément vrai. Ce serait, en tout cas, un joli sujet d’enquête. Pour Le Monde. •
* À lire absolument : Ils ont acheté la presse (Pour comprendre enfin pourquoi elle se tait, étouffe ou encense) de Benjamin Dormann.
Journaliste et écrivain. Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d’une vingtaine de romans et d’essais. Co-fondateur de Boulevard Voltaire, il en est le Directeur de la Publication.
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