« Ai-je une gueule à m’appeler Charlie ? Réponds-moi franchement. T’as mal parlé, tu t’es fait plomber. C’est ça la rue, c’est ça les tranchées » : ainsi s’exprime dans son dernier album M. Elie Yaffa, plus connu dans le monde du rap sous le pseudonyme de Booba. M. Pelloux, médecin urgentiste et chroniqueur à Charlie Hebdo, celui-là même que l’on a vu pleurnicher au creux de l’épaule de M. Hollande après les attentats de janvier, dénonce une apologie du terrorisme qu’il conviendrait de poursuivre au pénal. M. Booba répond en citant le pape François (« la liberté d’expression n’autorise pas tout et elle doit s’exercer sans offenser »).
M. Booba rappelle une vérité d’évidence : se croire libre de pouvoir tout faire et tout dire en s’imaginant qu’il n’y aura pas de conséquence relève de l’utopie. Les combattants de l’islamo-terrorisme n’ont que faire de nos « valeurs », de notre « humanisme » et de notre hystérie compassionnelle. Ils constituent une armée et, à ce titre, ils ne comprendront qu’une chose : la force. La liberté, quel que soit l’usage, bon ou mauvais, que l’on en fait, a des limites. Et l’on est vite tenu, face à un ennemi déclaré, d’avoir à choisir l’un des termes de l’alternative : se donner ou pas les moyens de se battre pour défendre son existence.
Or, alors que vient en discussion la loi sur le renseignement, certains en dénoncent « les dérives liberticides ». Ainsi, Mme Bazin de Jessey, secrétaire nationale de l’UMP (ce n’est pas anodin), même si elle reconnaît la légitimité d’un surcroît de sécurité, intitule son article du Figaro « Loi sur le renseignement, la surveillance pour tous ». De même, M. Sur, bâtonnier du barreau de Paris (ce n’est pas anodin, non plus), même s’il se dit favorable, comme la majorité des Français, à une loi qui se limiterait à la lutte contre le terrorisme, reproche à cette loi de s’intéresser à l’ensemble de la criminalité organisée, hors du contrôle du pouvoir judiciaire (France 5).
Bien entendu, on peut discuter la pertinence et l’efficacité, et même souligner les dangers pour la vie privée du citoyen, de certaines des mesures envisagées. Mais M. Bilger, pour qui éviter toute dérive n’est pas « insurmontable », répond avec justesse qu’il faut « accepter que l’efficacité de la surveillance et de l’action, avec les multiples moyens et processus qu’une modernité sophistiquée a su créer à cette fin, détermine et gouverne la validation par la loi » (Boulevard Voltaire).
De toute façon, l’état de guerre – pas encore décrété mais régulièrement évoqué par les plus hautes autorités de l’Etat – suppose admise une limitation drastique des libertés individuelles. On peut geindre et pleurnicher, en se retranchant derrière d’« immortels principes ». Il sera toujours plus sûr de se battre en se donnant les moyens de gagner. •
Du fait de son omniprésence virtuelle, le terrorisme provoque des peurs éminemment rentables et exploitables. Contre l’ennemi invisible, la mobilisation ne peut qu’être totale, puisque dans une telle situation tout le monde est immanquablement suspect. La lutte contre le terrorisme permet aux pouvoirs publics de s’imposer à leur propre société civile au moins autant qu’à leurs ennemis désignés. Au- delà de sa réalité immédiate, le terrorisme peut ainsi se définir comme un phénomène générateur d’une terreur convertible en capital politique qui profite moins à ses auteurs qu’à ceux qui s’en servent comme d’un repoussoir pour mettre en condition et museler leurs propres concitoyens.
Hostiles à toute opacité sociale, les démocraties libérales se sont donné un ideal de « transparence » qui ne peut se réaliser que par le quadrillage social. La société se transforme alors en bunker protégé par des badges, des codes d’accès, des caméras de surveillance. Ainsi se met en place un Panoptique autrement plus redoutable que celui prévu par Jeremy Bentham, mais dont la fonction est la même : tout voir, tout entendre, tout contrôler.
Tout faire pour que les gens produisent et consomment, sans s’interroger sur un au-delà de leurs préoccupations et de leurs désirs immédiats, sans jamais s’engager dans un projet collectif qui puisse les rendre plus autonomes. La société, ainsi docilisée, devient ce « troupeau d’animaux timides et industrieux » dont parlait Tocqueville.