Le brûlot anti-Charlie d’Emmanuel Todd fait hurler ses pairs de la gauche antiraciste. Et si Todd lui aussi posait de bonnes questions mais donnait de mauvaises réponses ? C’est ce que pense Eric Zemmour dans l’analyse qui suit. Analyse qui nous aide à forger notre propre point de vue sur la pensée complexe de Todd. (Le Figaro, 14.05.2015).
Charlie est un salaud. Un xénophobe, un islamophobe, un raciste. Charlie est un minable. Marche mais ne sait pas vers où et dit le contraire de ce qu’il pense ; défend la liberté pour mieux combattre l’égalité ; clame « pas d’amalgame » pour mieux écraser l’Arabe. Comme naguère David Vincent dans la série Les Envahisseurs, Emmanuel Todd sait. Devine tout, comprend tout, révèle tout. Emmanuel Todd est un universitaire, un anthropologue, un historien. Il est la Science. L’homme se croit libre, mais il est dans la main de Todd.
Notre savant a reconnu dans les foules du 11 janvier les groupes sociaux qui avaient voté oui au référendum sur Maastricht. Il sait lire une carte, Todd ; mais n’est pas le seul à avoir remarqué que les pays de l’ouest et de l’est de la France, autrefois catholiques et antirévolutionnaires, avaient été les plus fervents européistes. Et que les classes populaires qui votent pour le Front national sont issues des terres historiquement révolutionnaires. Philippe Séguin ne l’avait pas attendu pour deviner que « 1992 serait l’anti-1789 ». Partant de cette intuition juste, Todd règle ses comptes avec la gauche européiste sans mesure ni rigueur scientifique. Bien sûr, la caste se cabre. On compte les coups en attendant que les deux boxeurs s’épuisent.
Todd estime depuis longtemps que les modèles familiaux déterminent le positionnement politique. Et que les vagues d’immigration ne changent rien à l’affaire. On est de son pays avant que d’être de ses origines. « La terre, elle ne ment pas ». Mais Todd est aussi un homme de gauche, un progressiste, qui croit que chaque individu peut s’émanciper de ses déterminismes. Il jongle depuis toujours avec cette contradiction originelle au gré de ses besoins et de ses engagements politiques, avec une mauvaise foi teintée d’arrogance. Pour Charlie, sa religion (!) est faite: « Le droit au blasphème sur sa religion ne doit pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d’autrui. Blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé, devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale. »
Todd s’en prend à Charlie pour mieux défendre l’islam. Il réclame que la République accepte des « accommodements » avec l’Islam. Qu’elle évite l’affrontement à tout prix. Car elle n’en a pas les moyens. Au diable la laïcité et la liberté, pourvu qu’on ait la paix ! Todd renoue ainsi avec la traditionnelle litanie pacifiste qui traverse l’histoire de France et en particulier de la gauche. « Plutôt Allemand vivant que Français mort », disait Giono dans les années 1930, obsession pacifiste qui conduira nombre d’hommes de gauche dans la collaboration.
La double imposture
Mais Todd n’en démord pas: « Nous devons accorder à l’islam ce qui a été accordé au catholicisme. » C’est le cœur du livre ; et de sa double imposture. D’abord, la IIIe République (et on ne parle même pas de la Terreur et de la Vendée!) n’a pas été tendre avec l’Église. Toujours méfiante, féroce même sous le petit père Combes, entre « mise à jour des inventaires » par l’armée et officiers catholiques fichés. Mais surtout, l’égalité mise entre le catholicisme et l’islam est inique historiquement. Le catholicisme a forgé la nation française. Todd oublie que les confessions minoritaires, judaïsme et protestantisme, ont, elles, accepté de reconnaître la prééminence culturelle du catholicisme (édifices religieux discrets, prénoms choisis dans le calendrier composé de saints catholiques, etc.). C’est cette sujétion culturelle que refuse l’islam ; et cette résistance islamique que Todd et d’autres utilisent comme un bélier pour détruire les derniers reliquats de la christianisation de la France. Ils sonnent ainsi la revanche historique de l’extrême gauche, devenue islamo-gauchiste, sur Briand et Jaurès qui, lors de l’élaboration de la loi de 1905, avaient contenu leurs assauts antichrétiens, en limitant leur combat au seul cléricalisme.
Nostalgique impénitent de « la bonne vieille lutte des classes », il veut la ressusciter en sonnant l’alliance « contre Charlie » des deux « universalismes égalitaires » des classes populaires françaises et immigrées. Todd n’invente rien de neuf, et ne fait que reprendre les chimères qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Seul le nom de l’ennemi diffère: quand Besancenot cible les « sionistes », Mélenchon « l’Allemand », Soral parle du « juif », Todd évoque pudiquement « Charlie ». Todd est un Soral gourmet.
Un personnage de Houellebecq
Mais le catholicisme est lui aussi le produit d’une inspiration universaliste et égalitaire. Comme la Révolution. Et comme l’islam. Ces trois universalismes sont des rivaux inextinguibles ; ils ne peuvent être que des alliés de circonstance. Le Code civil ne tolère pas une religion qui ait des prétentions législatives et politiques (Napoléon l’avait fait savoir au judaïsme autant qu’au catholicisme) et l’islam – sous toutes ses variantes – refuse de se concevoir comme une religion confinée au privé. C’est bien pour cela que catholicisme et islam se sont affrontés depuis plus de mille ans. Et que Daech cible la France en souvenir et des croisades et de la Révolution.
Pour fonder son alliance, Todd fait le malin avec des chiffres de mariages mixtes mirifiques. Que la démographe Michèle Tribalat conteste. Todd reconnaît lui-même que depuis 1992 cette tendance se retourne ; mais c’est la faute à Maastricht, bien sûr ! Mais quelle est la réalité d’un mariage « mixte » lorsque l’époux français – se mariant avec une étrangère issue d’un pays du Maghreb – est lui-même un Français issu de parents venus du même bled ? Quand le footballeur Ribéry épouse une jeune femme algérienne, qu’il se convertit à l’islam, et chante partout son adoration pour son « pays d’adoption », l’Algérie?
« Hésitant entre une belle exotique et un boudin national, l’universaliste fera en général le bon choix…» À la fin de son livre, Todd ressemble à l’universitaire inventé par Houellebecq dans Soumission : il finit par se convertir à l’islam pour goûter aux délices de la polygamie.
« La France redeviendra elle-même quand Paris sera devenue la ville où auront fusionné des représentants de tous les peuples du monde, une nouvelle Jérusalem »… Longtemps, Todd nous a asséné son optimisme méprisant. L’homme avoue désormais son doute. « Il est déjà certain que ma génération ne verra pas la terre promise.» Todd se prenait pour le nouveau Moïse d’une « humanité libérée de tout sentiment racial ». Todd le prophète s’avère un Docteur Folamour. Dans ses éprouvettes, c’est avec notre peau qu’il joue. •
Qui est Charlie ? Emmanuel Todd, Seuil, 243 p., 18 €
Emmanuel Todd contre « Charlie » !
Quel délice ! Cela me fait songer à l’aphorisme du gracieux Josef Staline : « Écrase la tête de la vipère avec le poing de ton ennemi ! ».