Une reconstitution sera jouée en l’honneur du bicentenaire de la célèbre bataille . Crédits photo: Phil Thomason*
Alors que le mémorial de la bataille de Waterloo est inauguré ce jeudi, les crispations autour de ces commémorations restent nombreuses. Patrice Gueniffey, grand spécialiste de Napoléon, analyse le rapport des élites françaises avec leur propre histoire.*
Devant l’opposition de la diplomatie française – par ailleurs très silencieuse sur sa présence aux célébrations du bicentenaire – la Belgique a du retirer son projet d’émission de pièces de deux euros commémorant la bataille de Waterloo, dont le bicentenaire sera fêté le 18 juin prochain. Que vous inspire ce désaccord ?
Les Belges ne voulaient pas célébrer une défaite de la France mais un évènement qui a changé le destin de l’Europe. Ce n’était donc pas une monnaie frappée contre notre pays mais une façon de commémorer une bataille décisive qui s’est déroulée sur le sol belge et a changé le destin de l’Europe, comme l’évoque Victor Hugo dans Les Misérables: «Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé.» Il exagère un peu, mais c’est vrai que Waterloo est en quelque sorte le premier jour du dix-neuvième siècle. C’est le début d’un autre monde. La Belgique a ainsi été le théâtre d’un évènement qui a tout changé, et je pense que c’est cela qu’ils voulaient rappeler par cette émission de pièces de deux euros.
Quant à la réaction française, il n’est, certes, jamais agréable de commémorer un évènement qui est une défaite. Pour les Allemands, voir célébrer 1918 ou 1945 n’est pas forcément très agréable non plus. Mais la réaction française se comprendrait si la France célébrait les victoires. Or, ce n’est pas le cas: elle n’a ainsi pas célébré Austerlitz en 2005. Depuis longtemps, notre pays ne commémore aucun évènement de son histoire. Par exemple, il n’y a pas eu non plus d’anniversaire du baptême de Clovis en 1996. Protester contre cette initiative, perçue comme la célébration d’une défaite, tout en refusant de célébrer les victoires entache la crédibilité de la réaction française.
Il a en effet été reproché à Jacques Chirac de boycotter les cérémonies marquant la victoire d’Austerlitz. Pourquoi cette auto-flagellation ? Une partie des Français a-t-elle honte de son histoire ?
C’est un trait typiquement français: de Chirac à Hollande inclus, nos élites détestent la France, les Français et leur histoire. Depuis les attentats du 11 janvier, notre nouveau «Clemenceau» s’est lancé dans un revival républicain -pour des raisons purement politiciennes et qui ne tiennent en rien à des convictions. D’où cette manifestation d’orgueil face à ce qui pourrait être perçu négativement comme la célébration d’une défaite. Tout cela est en réalité conjoncturel: s’il s’agissait de célébrer une victoire, il n’y aurait personne, puisque l’histoire de France est perçue comme foncièrement détestable par nos élites. C’est cela le fond de l’affaire.
Cette perception négative de l’histoire de France est-elle récente ?
On pourrait la dater des années 1980, où l’on commence à penser que la France incarne des valeurs universelles positives qui ont vu le jour à travers une histoire négative. Là est le paradoxe: considérer que la France se résume à des valeurs, qui sont forcément nées historiquement, mais que cette histoire est entièrement mauvaise. C’est un peu le drame français.
Cette posture est adoptée dans le souci réel de proposer une version de notre histoire acceptable par toutes les composantes d’une population de plus en plus diverse. Pour ne fâcher personne, on épure l’histoire jusqu’à ce qu’il n’en reste que des valeurs. Alors effectivement on ne célèbre plus aucun évènement, sauf ceux qui ont une portée morale qui permet de les détacher de tout contexte historique. Il en reste une histoire qui se confond avec la morale, mais qui n’est plus de l’histoire. On ne garde ainsi que des choses qui incarnent soit le bien, par exemple la déclaration des droits de l’homme de 1789, soit le mal, comme Vichy. C’est un phénomène reIativement récent: François Mitterrand par exemple, très proche de de Gaulle là-dessus, portait un jugement plus nuancé sur notre histoire.
Pour revenir à la bataille de Waterloo, que représente-t-elle dans l’histoire française et européenne ?
Cette bataille marque la fin de l’épopée révolutionnaire et impériale: c’est vraiment là que prend fin la Révolution française avec la défaite de la France dans la longue lutte qui l’a mise aux prises avec l’Europe des rois. La France ne se relèvera jamais vraiment de cette défaite, mais en même temps le vainqueur – l’Europe des vieilles monarchies- n’avait remporté qu’une demi-victoire: elle aussi était condamnée, à terme.
D’un côté, c’est donc la fin d’une épopée et de l’autre, c’est le début d’un siècle relativement pacifique: cette défaite a permis de trouver un équilibre -fragile- mais qui a duré jusqu’en 1914. Waterloo est une tragédie pour la France mais inaugure un siècle de paix relative. C’est vraiment une date importante pour l’Europe et cela explique l’importance des commémorations qui seront organisées en Belgique au mois de juin.
Cette bataille est d’ailleurs plus cruciale que celle d’Austerlitz, parce que celle-ci, certainement brillante, ne change pas l’histoire de l’Europe, tandis que Waterloo oui.
Est-ce que c’est parce que cette bataille est le dernier épisode avant une paix fragile mais durable qu’elle possède encore une telle résonance dans la conscience collective deux cent ans après ?
Oui, d’autant plus que c’est une bataille qui a inspiré écrivains et poètes tout au long du 19ème siècle. Cela fait partie de ces évènements dont la portée dépasse la réalité car Waterloo possède quelque chose de tragique. En 1815, les Français et les Anglais se font la guerre depuis vingt-trois ans, et en réalité depuis soixante-dix ans, et pour la première fois depuis longtemps ils se retrouvent face à face. Chacun sait que ce sera la bataille décisive, qui va décider de leur affrontement. Il y a donc quelque chose d’apocalyptique dans cet affrontement, qu’on ne trouve pas dans les batailles antérieures. C’est un combat à mort entre les deux ennemis qui se disputent la suprématie mondiale depuis un siècle, et les Anglais vont gagner.
La portée de Waterloo dépasse la réalité. Les contemporains ont eu le sentiment d’avoir été les témoins d’un événement qui changeait la face du monde, le sentiment qu’il y aurait un avant et un après, que le monde ne serait plus ensuite ce qu’il était encore la veille. On ne peut dire cela d’aucune autre des grandes batailles napoléoniennes, ni Austerlitz, ni Wagram. Un peu comme le 11 Septembre, où l’idée s’est également immédiatement imposée que c’était un tournant dans l’histoire, que le monde entrait dans une nouvelle époque. Il se trouve qu’alors, en 1815, cette défaite de Napoléon allait permettre à l’Europe de souffler et de connaître plusieurs décennies de paix, ce qu’elle avait rarement connu. •
* Patrice Gueniffey est Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Son dernier ouvrage, «Bonaparte» (Gallimard, 862 p., 30 €), a reçu le grand prix de la biographie historique 2013.
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