Pierre Nora appartient à ce que Régis Debray appelle la « haute intelligentsia », qui tend aujourd’hui, sinon vers la droite politique, du moins, selon ses propres termes, vers une sorte de réaction conservatrice. Il convient, à travers un ensemble d’intellectuels somme toute assez différents, d’en saisir toutes les nuances. Pierre Nora en est l’un des acteurs importants. Il est l‘un des protagonistes de cet avenir de l’intelligence française dont parlait Maurras et dont, nous savons l’influence qu’il peut exercer sur le destin national. National et au delà. LFAR.
L’académicien Pierre Nora revient sur la polémique autour des nouveaux programmes d’histoire. Une controverse qui traduit, selon lui, une profonde crise identitaire.
LE FIGARO: Le débat sur la réforme du collège a été très tendu. Que révèle-t-il de notre société ?
Pierre NORA: Ce qui frappe, c’est l’emballement progressif à partir d’une mesure qui paraissait un simple ajustement à la société déjà décidé de longue date. En fait, cette réforme du collège a été une étincelle qui a mis le feu aux poudres. Un peu comme la décision du mariage pour tous (qui paraissait aussi une mesure « évidente ») a réveillé un volcan dans les profondeurs de la société. Entre ces deux épisodes du quinquennat de François Hollande, il y a quelque chose de semblable. Le mariage pour tous concerne la famille, la réforme du collège a fait prendre conscience aux Français du naufrage où plongeaient l’école et l’enseignement depuis vingt ou trente ans. Or la famille et l’école sont ce qui reste quand il n’y a plus rien. Malgré la décision d’application destinée à couper court, le problème demeure. C’est la grande vertu de cette réforme du collège et de la polémique qu’elle a déclenchée : une prise de conscience collective.
Vous êtes depuis longtemps l’un des acteurs et observateurs de la vie intellectuelle en France. Considérez-vous qu’elle s’est détériorée ces dernières années ?
Peut-être le débat s’est-il déplacé des enjeux idéologiques et politiques vers des enjeux biologiques, scientifiques, et climatiques, mais pour ce qui est de la vie intellectuelle en général, on ne peut malheureusement que constater un rétrécissement des horizons et des curiosités. Depuis le déclin et la fin des grandes idéologies rassembleuses. Il y a aussi certainement une atomisation de la vie de l’esprit, où chacun travaille dans sa discipline, sans qu’aucun courant ne réunisse les milieux de pensées isolés. Il y a aussi, à coup sûr, une provincialisation nationale, qui résulte du recul de la langue française à travers le monde, comme en témoigne le nombre très faible des traductions à l’étranger.
Ma discipline, l’histoire, qui, il y a trente ans, était la curiosité du monde entier, est devenue la cinquième roue de la charrette internationale. Nous payons l’effondrement du système universitaire, qui était le terreau de la vie intellectuelle. Cela nous ramène à la question du collège. C’est-à-dire la grande incertitude sur le message éducatif. Cela étant, s’il n’y a plus de grands courants unificateurs, il me semble que l’on observe deux orientations principales de la vie intellectuelle. Une radicalisation à gauche, dans ce que Régis Debray appelait « la basse intelligentsia », et une orientation de la « haute intelligentsia », sinon vers la droite politique, du moins vers une sorte de réaction conservatrice.
Le culte de l’instant est le contrairede la mémoire. Sommes-nous en train de perdre la mémoire ?
Je dirais tout l’inverse. Nous vivons au contraire sous l’empire de la mémoire et même la tyrannie de la mémoire. Ce phénomène est lié à la dictature du présent. À quoi est-ce dû ? Essentiellement à ce qu’on a appelé « l’accélération de l’histoire ». Le changement va de plus en plus vite dans tous les domaines et nous coupe de tout notre passé. Cela ressemble à ce qui s’est passé au lendemain de la Révolution française, le basculement qui a fait baptiser tout le passé de la France sous le nom d’« Ancien Régime ». La coupure du monde contemporain dans les années 1970-1980 a été plus sourde, mais plus radicale encore. L’arrivée d’un monde nouveau nous a brutalement arrachés au passé, aux traditions, au sentiment de la continuité, à une histoire avec laquelle nous étions de plain-pied, dont on héritait et qu’on cherchait à transmettre. Ce régime a disparu au profit du couple présent-mémoire. Nous sommes dans tous les domaines sollicités, pour ne pas dire condamnés à la mémoire. Un exemple entre mille : ces chefs d’entreprise qui ne voulaient entendre parler que de l’avenir se sont mis à engager des archivistes, à collectionner leurs produits anciens. Les archives elles-mêmes sont moins fréquentées par les historiens que par les familles en quête de leur généalogie. Toutes les institutions de mémoire se multiplient, à commencer par les musées. Les expositions temporaires débordent de visiteurs. Et nous vivons une inflation de commémorations, qui sont l’expression ultime de cette transformation de l’histoire en mémoire.
Les « panthéonisations » de grandes figures (comme celles qui ont eu lieu mercredi 27 mai) participent-elles de l’histoire ou de la mémoire ?
De la mémoire, bien sûr, et typiquement, puisqu’elles relèvent de la décision politique. Mais la panthéonisation charrie en général beaucoup d’histoire dans son contenu. Du reste, une fois que l’on a établi la différence entre les deux instances, l’histoire et la mémoire, il faut inversement montrer comment elles se nourrissent l’une de l’autre.
Pourtant, l’histoire attire les foules (parcs d’attractions, émissions de radio et de télévision, livres, séries télévisées, patrimoine), comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Justement, ce qui se met en place et surtout chez les jeunes, c’est un rapport tout nouveau au passé. L’histoire se cherche et même se perd, mais le passé est partout, écrasant. Dans la littérature, Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, en sont un exemple majeur, suivi par beaucoup d’autres. Au cinéma, de Gladiator, par exemple, à Marie-Antoinette, et jusque dans les séries télévisées sur Rome, les Borgia ou bientôt sur Versailles. L’histoire, qui était un lien collectif, se transforme en une mémoire individuelle, affective. Elle subit une appropriation par chacun d’entre nous qui entretient avec le passé un rapport parfois accusateur (dans le culte de la repentance), parfois imaginatif et merveilleux (comme en témoigne l’explosion de la fantasy, qui va du Seigneur des anneaux à Game of Thrones). Le passé est appréhendé comme le merveilleux ou le diabolique de nos sociétés démocratiques. Peut-être même que ce rapport ludique et subjectif au passé est l’une des marques de l’infantilisation du monde. Le passé épouse chaque jour un peu plus les caractéristiques du jeu vidéo.
« La France traverse une crise identitaire profonde, une des plus graves de son histoire » avez-vous affirmé. Pourquoi ?
Cette crise est grave, justement, parce qu’elle n’apparaît pas à l’œil nu. C’était, en revanche, le cas des guerres de Religion, de la Révolution, des autres phénomènes bruyants de notre histoire. La crise contemporaine va plus loin. Quelques éléments très simples en témoignent. La France a été pendant des siècles un pays profondément paysan et chrétien. Le taux de la population active dans l’agriculture est aujourd’hui de moins de 2 %. Vatican II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente.
La France était un pays attaché à sa souveraineté. Elle a éclaté depuis une trentaine d’années vers le haut et vers le bas : insertion difficile dans un ensemble européen, forte poussée décentralisatrice. La fin de la guerre d’Algérie a mis un terme à la projection mondiale de notre pays. La faiblesse de l’État central a fait le reste. En outre, la pression migratoire alimente l’inquiétude de nos concitoyens. Ce n’est pas en soi l’immigration qui fait problème, mais l’arrivée massive d’une population pour la première fois difficile à soumettre aux critères de la francité traditionnelle. Enfin, la France a constamment été en guerre, c’était une nation militaire ; elle est peut-être aujourd’hui « en danger de paix ». Bref, nous vivons le passage d’un modèle de nation à un autre.
Nostalgie du récit national, de la chronologie, des grands hommes, un peuple a-t-il besoin de mythes ?
Le système d’information dont la dialectique binaire interdit toute nuance réduit le partage des historiens entre, d’un côté, les partisans du roman national à restaurer et, de l’autre, l’ouverture à une histoire que la pression de la mémoire coloniale a rendue culpabilisatrice. Je ne me reconnais dans aucun de ces deux camps. On assiste aujourd’hui, c’est un fait, à une offensive des avocats d’une restauration du « roman national ». Ce « roman national », dont on m’attribue généreusement la paternité de l’expression, est mort, et ce ne sont pas des incantations qui le ressusciteront. Il exprime une histoire qui ne se fait plus depuis trois quarts de siècle, depuis les Annales. Si roman il y a, il lui faut une belle fin, un happy end. Or, si l’on suit Lavisse, « le maître » du roman national, ce dernier s’achève après la victoire de 1918. Depuis, l’histoire de France a connu nombre de défaites militaires, une baisse d’influence à travers le monde, un chômage envahissant, un avenir d’inquiétude. Inversement, l’histoire globalisée est nécessaire à l’heure de la mondialisation, mais elle dissimule le plus souvent la revendication d’une histoire écrite seulement du point des vues des victimes, et purement moralisatrice, puisqu’elle déchiffre le passé à travers la grille des critères moraux du présent. Ce qu’illustrent les mots choisis dans le programme d’histoire en 4e et 3e « Un monde dominé par l’Europe : empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières.» La « domination », condamnable, a remplacé l’« expansion », dont la domination n’est que l’un des effets. Les empires coloniaux sont nés des rivalités entre nations européennes ; quant aux traites négrières, si atroces qu’elles aient été, elles ne sont pas le trait principal des XVIIe et XVIIIe siècles ; mais leur étude est un des effets de la loi Taubira… Nous sommes face au péché de moralisme et d’anachronisme où Marc Bloch voyait la pire dérive du métier d’historien.
Que répondre à un jeune de 20 ans qui considère que l’histoire ne sert à rien ?
Lui dire que l’histoire a l’air de ne servir à rien parce qu’elle sert à tout. Qu’elle est au collectif ce que la mémoire est aux individus. Si vous perdez la mémoire, vous savez ce qui arrive. L’Alzheimer historique ne vaut pas mieux que l’Alzheimer cérébral. •
Pierre Nora est un historien français, membre de l’Académie française, connu pour ses travaux sur le « sentiment national » et sa composante mémorielle. Il a notamment dirigé l’ouvrage collectif: Les lieux de mémoire.
Entretien par Vincent Tremolet de Villers – Figarovox
Richard sur Mathieu Bock-Côté : « Devant le…
“Tombé, il y a quelques années, par hasard, sur un document d’archives dans lequel Oppenheim regrettait…”