La qualité de Français a longtemps paru indissociable du service militaire, expose François Saint-Bonnet, agrégé d’histoire du droit, professeur à l’université Panthéon-Assas-Paris II. Sa réflexion nous paraît fondamentale. Y compris pour notre temps. Car le fait que n’existe pas, aujourd’hui, de menace à nos frontières n’exclut pas qu’il puisse en ressurgir et n’empêche pas non plus l’émergence de graves dangers intérieurs, sans-doute tout aussi redoutables. La fin de l’Histoire ne nous paraît pas une hypothèse à prendre très au sérieux. LFAR
Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, quel est le lien entre citoyen et soldat ?
François SAINT-BONNET. – Dans l’Antiquité, l’obligation de porter les armes est consubstantielle à la citoyenneté. Perdre la guerre, c’est perdre tout et spécialement la liberté, c’est souvent être réduit en esclavage par le vainqueur. Au Moyen Âge, le métier des armes est réservé aux nobles, dans une logique de spécialisation des tâches: aux clercs la prière, aux nobles la sécurité, au tiers état le travail.
En apparence, tout oppose ces deux périodes. L’une est basée sur la logique d’égalité entre citoyens, l’autre sur celle des ordres. En réalité, ceux qui appartiennent à la classe des «citoyens» dans l’Antiquité (ni esclaves ni «étrangers») sont une minorité largement héréditaire. On n’est pas si loin de la logique nobiliaire médiévale. Dans les deux cas, ceux qui exercent la suprématie politique sont ceux qui se battent.
À partir des volontaires de 1792, et plus encore de la conscription en 1798, citoyen et soldat deviennent intimement liés en France. Tout le monde devient noble et doit payer l’impôt du sang, en quelque sorte ?
Dès la fin de l’Ancien Régime, nombreux sont ceux qui pensent qu’une armée de citoyens serait plus efficace que des troupes soldées, c’est-à-dire rémunérées -d’où «soldat»-, car les citoyens obéissent à une logique d’autodéfense et non de quasi-mercenariat. Fin 1789, Dubois-Crancé, militaire et député, se réjouit du «droit» désormais reconnu à «tous les Français de servir la patrie». Cet «honneur d’être soldat» est celui d’une nation libre où «tout citoyen doit être soldat, et tout soldat citoyen».
En abolissant les privilèges de la noblesse, les révolutionnaires suppriment la logique de castes d’officiers et ouvrent à tous les citoyens le loisir de s’illustrer comme citoyen vertueux et donc comme soldat. La loi Jourdan de 1798 concrétise cette logique: tous les citoyens seront inscrits sur une liste (des «conscrits» au sens strict), sur laquelle on tirera au sort les soldats. Mais le lien entre citoyenneté et service militaire est très présent dès 1795, lorsqu’on reconnaît le droit de vote aux anciens combattants qui ne seraient pas électeurs sans cette qualité, car ils ne paient pas le niveau d’impôt suffisant pour l’obtenir. La logique de l’impôt du sang est ici parfaite.
Le droit de la nationalité n’est pas le même dans la Constitution de l’an VIII (1799) et dans le Code civil de mars 1804. Sous l’Empire, les naturalisations vont devenir plus difficiles. N’est-ce pas contradictoire avec l’idée répandue que l’Empire avait un besoin impérieux de soldats ?
Deux conceptions s’opposent. Celle de la Constitution de l’an VIII subordonne la qualité de Français à la simple déclaration d’intention suivie de dix années de résidence. Le pouvoir est ici finalement dans les mains du demandeur. Celle du Code civil de 1804 exige l’accord de l’État pour pouvoir résider en France. Le pouvoir revient au Prince, comme sous l’Ancien Régime. Bonaparte premier consul en 1799 craint moins la venue de mauvais éléments, potentiellement subversifs, que le même, bientôt empereur, au printemps 1804. Même s’il a besoin d’hommes, il veut séparer le bon grain de l’ivraie.
Quels changements a connus le droit du sol sous la IIe République, en 1851, et au début de la IIIe République, en 1887 ?
La loi de 1851 instaure ce l’on appelle le double droit du sol: un étranger né en France dont le père est également né en France se voit attribuer automatiquement la nationalité française. On veut éviter que des étrangers nés et résidant en France tentent d’échapper au service militaire en s’abstenant de demander la nationalité à leur majorité. Jouir de la sécurité offerte par la France suppose de la servir en portant les armes. Le droit du sol devient un devoir du sol, en quelque sorte.
Cette exigence est renforcée en 1887 par l’impossibilité pour ces jeunes de refuser la nationalité française à leur majorité. En effet, les employeurs en venaient à préférer recruter des étrangers non soumis au service militaire. De façon générale, la tradition française -acquisition facile de la nationalité en contrepartie du service militaire obligatoire et assimilation- se maintiendra jusqu’aux années 1960.
La paix qui règne en France depuis 1962 a-t-elle des conséquences sur la définition de la citoyenneté ?
La guerre d’Algérie a été, à certains égards, une guerre civile, ce qui est désastreux pour le sentiment de citoyenneté, comme l’atteste le sort douloureux des harkis, à la fois concitoyens et regardés comme étrangers par les Français et comme traîtres par les Algériens. C’est surtout la suspension du service militaire obligatoire en 1997 qui a fait évoluer la notion de citoyenneté. Elle est désormais plus regardée comme un dû (des droits et des prestations) que comme un devoir (servir son pays). Cependant, maintenir le service militaire alors que les frontières ne sont pas menacées et que le métier de soldat devient plus technique n’aurait eu aucun sens. Par ailleurs, les plaintes pénales de familles de soldats tombés en Afghanistan montrent que la mort de quiconque est jugée aujourd’hui scandaleuse, y compris pour un soldat dont le métier comporte le risque d’être tué et le droit de tuer un ennemi sans être homicide.
En principe, un soldat mort au combat est un héros que l’on honore, non une victime que l’on déplore. Si ces familles éprouvent une frustration, il y a sans doute un déficit de rétribution symbolique et une difficulté à dépasser le légitime chagrin par de l’authentique fierté d’avoir un enfant qui est tombé pour défendre ses concitoyens. Mais est-ce le cas lorsque l’on se bat à des milliers de kilomètres ? •
Guillaume Perrault – Figarovox
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