Par Mathieu Bock-Côté*
Le maire de Palerme a appelé ce jeudi à l’instauration de la libre circulation des clandestins dans l’UE. Mathieu Bock-Côté rappelle que les peuples ne sont pas interchangeables et constituent des réalités historiques qu’il faut préserver.
Touche pas à mon pote. C’était le slogan de l’antiracisme des années 1980. Il abolissait la distinction entre le citoyen et l’étranger et résorbait le lien politique dans la simple amitié privée. L’humanité étant une, les frontières distinguant les groupes nationaux seraient arbitraires. Il faudrait saisir chaque occasion d’en finir avec elles, en les déconstruisant comme en les transgressant. Qu’importe que l’immigrant soit légal ou illégal, officiellement le bienvenu ou clandestin. Il forçait la nation à se déprendre de son ethnocentrisme, à s’examiner de l’extérieur et à célébrer la différence rédemptrice. D’ailleurs, au fil du temps, le clandestin est devenu le sans-papier. Il ne se définissait plus par sa présence illégale mais par un manque à combler.
Ces jours-ci, les clandestins sont devenus des migrants. Singulier euphémisme correspondant au grand récit mis de l’avant par la mondialisation selon lequel nous serions tous des immigrants. Et comme hier, nous entendrons probablement bientôt touche pas à mon migrant. Le terme masque bien mal une véritable déferlante migratoire qu’il n’est pas permis de nommer sans quoi on se fera accuser de céder au fantasme de la submersion démographique. Évidemment chaque immigré porte une histoire singulière. Mais c’est à l’échelle de l’histoire qu’il faut saisir ce phénomène, qui prend l’allure d’une révolution démographique appelée à changer le visage d’un vieux monde faisant semblant de s’en réjouir en chantant la célébration des différences.
Les élites européennes adhèrent à un humanitarisme qui ne veut plus voir le monde qu’à travers une vision fondamentaliste des droits de l’homme. Évidemment, aucune communauté n’est définitivement close. Chacune est transcendée par une certaine idée de l’universel. Le christianisme nous disait déjà de tous les hommes qu’ils étaient égaux devant Dieu, et les droits de l’homme ont sécularisé cette noble idée. Faut-il néanmoins rappeler que les peuples ne sont pas tous interchangeables entre eux, quoi qu’en pensent ceux qui veulent définir les peuples simplement par leur adhésion à des valeurs universelles? Un peuple n’est pas une construction juridique artificielle: c’est une réalité historique profonde qui a un droit à la continuité.
Il ne s’agit pas de penser, comme le suggèrent certains esprits aussi inquiets qu’excessifs, en termes de conquête de l’Europe par l’islam. À tout le moins, on parlera pour l’Europe d’une immigration de peuplement subie qui engendre des crises sociales de plus en plus nombreuses. Il faut aller au-delà de la seule crise des migrants, qui ne fait que radicaliser la question de l’immigration. Mais ces populations nouvelles ne s’assimilent ni ne s’intègrent vraiment et se constituent souvent en contre-sociétés qui deviennent aisément hostiles aux pays dans lesquelles elles s’installent. Elles arrivent dans les pays européens sans avoir l’intention d’en prendre le pli. Naturellement, les populations locales se sentent dépossédées et se crispent.
Nul besoin d’aller jusqu’à prophétiser un choc des civilisations pour constater que des mœurs trop fortement contrastées peuvent difficilement cohabiter sur un même territoire sans que ne s’installe une crise permanente. Évidemment, les explications de ces conflits sont aussi nombreuses que contradictoires. À droite, on a tendance à l’expliquer par l’incompatibilité culturelle entre les populations étrangères et la société d’accueil. À gauche, on accuse surtout cette dernière de ghettoïser les immigrés et d’en faire les victimes d’un système discriminatoire à grande échelle. C’était la formule aussi dangereuse que toxique de Manuel Valls qui a accusé la France de pratiquer l’apartheid contre ses immigrés. Mais plus personne ne croit vraiment que tout va bien.
Évidemment, il n’y a pas de solution simple, même si certains se réfugient derrière la complexité de la situation pour justifier leur inaction. Le fait est pourtant que les nations européennes devront envoyer d’une manière ou d’une autre un message clair: les vagues massives de clandestins qui entrent par effraction dans leurs frontières ne sont pas les bienvenues et sont appelées, tôt ou tard, à être refoulées. L’immigration massive doit cesser, et plus encore quand elle prend le visage de ces derniers mois. Cela ne veut pas dire qu’il faille railler toute sensibilité humanitaire en y voyant de la sensiblerie humanitariste. D’ailleurs, quoi qu’en disent les cyniques, les pays européens déploient des efforts significatifs et admirables pour sauver le plus de vies possibles.
Le fantasme universaliste qui pousse la civilisation européenne à se mirer exclusivement dans l’idéal d’une humanité réconciliée l’empêche de comprendre ses intérêts spécifiques. Elle en vient à se désarmer politiquement et psychologiquement pour ne plus se voir qu’à la manière d’un espace plat sans identité particulière appelé à accueillir la planète entière. Il n’est plus bien vu, aujourd’hui, d’évoquer la figure de la décadence. On veut y voir une catégorie réservée à la pensée réactionnaire et aux obsédés du déclin. C’est peut-être à sa lumière, néanmoins, qu’il faudrait penser la crise actuelle d’une civilisation renonçant à défendre ses frontières en bonne partie parce qu’elle ne voit plus au nom de quoi et en quel droit elle le ferait. •
* Mathieu Bock-Côté est sociologue (Ph.D). Il est chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal ainsi qu’à la radio de Radio-Canada. Il est l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels «Exercices politiques» (VLB, 2013), «Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois» (Boréal, 2012) et «La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire» (Boréal, 2007).
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