Par Robert Redeker [Propos recueillis par Alexandre Devecchio]
Une intéressante réflexion de Robert Redeker; notamment sur le néo-scientisme de Google, puisant à cette sorte de religiosité qui alimente aussi les sectes.
Dans une lettre ouverte, des scientifiques et intellectuels, dont Stephen Hawking et Noam Chomsky demandent l’interdiction des « armes autonomes offensives sans contrôle significatif d’un être humain.» « Comme les biologistes et les chimistes qui ne veulent pas fabriquer des armes biologiques et chimiques, la plupart des chercheurs en intelligence artificielle n’ont aucun intérêt pour les armes ». écrivent-ils. Que cela vous inspire-t-il ?
Robert Redeker : Cette citation est remarquable parce qu’elle pointe une forme inédite de guerre, jamais envisagée: la guerre des objets contre l’homme. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » demandait le poète Francis Jammes. Non : l’âme, c’est ce qui recherche la paix. Ont-ils alors une conscience, le savoir de soi ? Chez l’homme la conscience est une fonction de l’âme, témoignant de sa liberté. Un vers magnifique de Victor Hugo, dans La Légende des Siècles, exprime la fusion de l’âme, de la conscience et de la liberté : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». L’autonomie des objets (des armes) dont vous parlez est tout le contraire de Caïn, c’est-à-dire de l’homme : c’est une autonomie sans liberté, sans conscience, donc incapable de remords (Hugo pointe le remords poursuivant le criminel même après son décès), sans âme. De ce point de vue la crainte, assez répandue, de voir un jour les machines supplanter l’homme en ses facultés les plus élevées me paraît relever du fantasme, pouvant donc être étudiée par une anthropologie de l’imaginaire. Cependant, qu’elles parviennent, dans un très proche avenir, à la dépasser en intelligence tactique, purement opératoire, est une certitude. Pourront-elles pour autant déclarer la guerre à leur créateur ? Du fait de leur différence de nature avec l’homme, ce risque, dont l’évocation fait frissonner la sensibilité et assure une récréation à la pensée, est exclu.
Pour la première fois, nous allons devoir cohabiter sur la terre avec une espèce que nous avons créée. Cela va-t-il modifier la définition même de l’humanité ?
Nous nous retrouvons dans un monde à trois : les machines, les animaux et les hommes. Jusqu’ici les outils et machines n’étaient pas intelligents, ils n’étaient que des prolongements des organes humains. Voici qu’ils deviennent des prolongements de son cerveau, et acquièrent une part d’autonomie. Il va falloir apprendre à vivre à trois. L’autonomie de ces machines est illusoire, seconde, inévitablement limitée : elle dérive de l’autonomie humaine. Une machine, aussi perfectionnée soit-elle, dépend toujours, ontologiquement, de son créateur. C’est pourquoi ces machines ne parviendront jamais au degré d’autonomie qui est celui des hommes et des animaux. Elles peuvent, à l’occasion, et non par nature, être nos ennemies, jamais nos rivales. Une différence apparaît entre ces machines et les animaux: dans un monde de plus en plus sous l’emprise de la technique: les animaux ont besoin de notre protection (nous avons des devoirs envers eux, même s’il est absurde de leur accorder des droits), l’aide des hommes leur est due sans qu’ils en aient conscience, alors que nous n’avons aucun devoir envers les machines. Ceci s’explique : les animaux et les hommes sont des fins en soi, les machines sont créées pour l’utilité de l’homme, son bien être ou le bien public (l’homme se doit les détruire dès qu’elles contreviennent à ce bien-être). Il n’y a pas de devoir envers les machines. Plus ces machines gagneront en puissance, plus l’homme lui-même tendra à leur ressembler, plus il sera important de maintenir comme une norme rigoureuse la définition « classique », « humaniste » de l’homme, héritée aussi bien des Grecs que du christianisme et de Kant. Pareille définition est un rempart et un garde-fou.
L’hypothèse souvent développée par le cinéma de voir la machine supplanter l’homme vous parait-elle réaliste ? La religion du progrès va-t-elle conduire à notre destruction ?
L’imaginaire a besoin de la fin du monde pour sublimer l’angoisse – au sens freudien de la sublimation: la transformer en lui donnant un contenu acceptable par la conscience, par exemple à travers des créations artistiques -, cette affection fondamentale de l’être humain, étrangère à toute machine. La littérature – pensons au Golem, à Frankenstein – et le cinéma sont le lieu de ce travail de sublimation. Des siècles durant, le christianisme (y compris ses hérésies) a porté cet imaginaire de la fin du monde à travers le discours sur l’Apocalypse. Cet imaginaire se nourrit de la pulsion de mort, il est l’ombre de Thanatos. Il est un rapport trouble à la mort. Dans nos temps post-chrétiens, le mythe de la fin du monde change de vêtements, l’angoisse demeurant la même: l’apocalypse peut être apportée soit par des extra-terrestres, soit par des machines qui décideraient de nous exterminer. Le discours sur ces machines qui mèneraient une guerre à l’homme se développe selon la même structure que celui sur les extra-terrestres. Les mêmes fantasmes et les mêmes peurs l’habitent. Selon lui, l’homme serait soumis au risque d’être détruit par des intelligences non-humaines. Lorsqu’elles sont extra-terrestres, ces intelligences hostiles viennent du dehors. Lorsqu’elles sont des machines, elles viennent du dedans, étant une externalisation des facultés du cerveau humain. Je dis du cerveau, non de la conscience ou de l’âme, qui sont des réalités différentes. En fait, l’une et l’autre, l’intelligence des extra-terrestres et celle des machines, sont avant tout des productions de l’imagination humaine, des projections dans le monde objectif de ce que l’homme porte au plus profond de lui. Du coup, avant tout, les guerres ainsi imaginées sont des guerres qui se déploient au sein de l’âme humaine.
Certains veulent mettre un coup d’arrêt à cette évolution. Peut-on arrêter le progrès ?
Il n’est pas certain qu’il s’agisse de progrès. Il ne faut pas oublier cependant que ces évolutions peuvent se révéler utiles au bien être des hommes, à la médecine, à la chirurgie. Il ne faut pas oublier non plus que ces intelligences peuvent être nos serviteurs en faisant à notre place ce que nous ne pouvons faire. A ce titre aucun droit n’existe de les arrêter. Quoiqu’il en soit, quand bien même ce droit existerait-il, il y a un destin métaphysique de la technique, qui a bien été mis en lumière par Heidegger, dont rien ne dit que puissions sortir dans un futur proche. Un destin est un envoi depuis une origine qui est aussi une destination. Le destin technique de l’Occident se façonne dans la grande révolution intellectuelle (scientifique et philosophique) du XVIIème siècle. On ne sort pas de la technique (pas plus d’ailleurs que du capitalisme, cet autre destin de l’Occident) par un acte de la volonté.
Au-delà du problème des robots autonomes, google développe actuellement une idéologie transhumaniste et se donne les moyens de la faire triompher. Cette volonté de la firme californienne de créer un homme nouveau est-elle totalitaire ?
La volonté de fabriquer un homme nouveau a connu de multiples figures dans la modernité. Le communisme et le nazisme en ont été de monstrueux exemples. Cette volonté est la signature même des utopies totalitaires. Exprimer cette ambition trahit quelque chose à quoi l’on ne prête pas assez attention: l’entreprise Google est une entreprise politique, pas uniquement commerciale et technologique, dont le but est de soumettre les hommes à son propre fantasme, à une idéologie unique, à fabriquer un homme unique (comme on parle de pensée unique) planétaire.
« Quel que soit le problème rencontré, que ce soit un grand challenge pour l’humanité ou un problème très personnel, il y a une idée, une technologie qui attend d’être découverte pour le résoudre » assurait au Time Magazine Ray Kurzweil, l’ingénieur en chef de Google. La science peut-elle vraiment résoudre tous les problèmes ?
Il n’y a rien de nouveau dans ce propos, qui était déjà tenu par le positivisme dans sa version obtuse au XIXème siècle. Il tient dans un mélange assez classique d’ignorance de la nature humaine, trahissant une inculture philosophique et théologique consternante, et de millénarisme de bas étage. Ici, le millénarisme de la technique apparaît. Ray Kurzweil n’est pas différent du ridicule Monsieur Homais, le pharmacien d’Yonville dans le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Ce Monsieur Homais du nouveau siècle, Ray Kurzweil, ne se rend peut être pas compte que son rationalisme n’est qu’une croyance, extrêmement fruste, qui porte le nom péjoratif de scientisme. Voyons en elle un néo-scientisme naïf, pour ne pas dire bête. Au-delà de la bêtise, l’arrogance et la volonté de domination montrent dans ce propos leur hideux visage. S’imaginant rationaliste et scientifique, cette foi dans la science et la technique n’est rien d‘autre que de la religiosité dévoyée, celle-là même dont s’alimentent les sectes.
Face à ce postmodernisme triomphant, on assiste au retour en force des religions et des identités, notamment à travers la montée en puissance de l’islam radical. Le risque n’est-il pas d’être pris en étau entre deux totalitarismes ?
Ce sont deux totalitarismes différents qui reposent sur une haine commune de l’homme tel qu’il est. Ce sont aussi deux volontés de domination appuyées sur deux idéologies schématiques. On remarquera que cet islamisme, que vous appelez islam radical mais qui est en fait un islam politique, utilise les technologies informatiques les plus sophistiquées, réunissant l’archaïsme obscurantiste et la postmodernité techno-scientifique. Il faut distinguer ces phénomènes: retour des religions, des identités, et montée de l’islam radical. Les deux premiers renvoient, souvent maladroitement, à un besoin de réhumanisation du monde, quand le dernier renvoie à l’opposé, au désir de destruction, passant par le point commun de tous les totalitarismes, la déshumanisation. Il n’est pas possible d’indexer le développement de l’islamisme sur le retour des religions. Il ressemble plutôt à ces contrefaçons de religion que furent les religions séculières du XXème siècle, les idéologies totalitaires. Contrefaçon de rationalisme dans le cas de l’utopie Google et des idées de Ray Kurzweil, contrefaçon de religion dans le cas de l’islamisme. •
Professeur agrégé de philosophie, Robert Redeker est écrivain. Son dernier livre « Le progrès, point final ? » vient de paraître aux éditions Ovadia.
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