Une remarquable chronique de Jérôme Leroy, écrivain et rédacteur en chef culture de Causeur.
On réédite un Michel Déon pour l’été. C’est toujours une bonne idée de rééditer un Déon, surtout avec un joli bandeau de Loustal. Déon nous rappelle l’époque, pas si lointaine, où le succès public n’était pas forcément contradictoire avec la qualité littéraire. Et comme tout allait ensemble, cela donnait de très bons films quand on adaptait au cinéma un roman de Déon: Un taxi mauve de Boisset avec Noiret, Rampling, Fred Astaire et l’Irlande dans le rôle principal, vous vous souvenez? En plus, il y avait quelque chose de plaisant à voir un cinéaste de gauche adapter un écrivain de droite. Si vous voulez trouver l’équivalent aujourd’hui, vous pouvez toujours chercher. Le goût vécu comme manière de dépasser les clivages politiques, c’est une idée qui a dû mourir à l’orée des années 80, la décennie où tout le monde est devenu très moral tout en choisissant le pognon et la réussite comme valeurs cardinales.
Les gens de la nuit, à l’origine, est un roman de 1958. Longtemps, sa première phrase nous a hantés, nous qui sommes insomniaques comme pas deux: «Cette année-là, je cessai de dormir. » C’est ce qui donne ce caractère d’hallucination précise au livre qui se déroule pour l’essentiel entre le coucher du soleil et l’aube ; dans le périmètre de Saint-Germain-des-Prés, celui que continuent à rechercher les touristes des années 2010 alors qu’il est devenu un continent disparu aussi improbable que l’Atlantide.
Le narrateur des Gens de la Nuit a trente ans. c’est un fils de bonne famille: la preuve, son père va être élu à l’Académie Française. Cela fait un peu ricaner le fils. Michel Déon, dans la préface qu’il donne pour l’occasion, se moque gentiment de son propre revirement sous l’habit vert.
Le fils sort de trois ans de Légion et pour s’occuper fait un métier tout neuf. Avec deux amis, il a monté ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une agence de com’. Dans les années 50, on disait relations publiques. Son activité consiste surtout à promener des clients étrangers dans le « gay paris ». C’est ennuyeux mais ça le distrait d’un chagrin d’amour, un vrai chagrin d’amour, celui qui vous dévaste et vous transforme en fantôme de vous-même.
Comme chez tous les gens pudiques, le narrateur en souffre d’autant plus qu’il en parle peu et seulement à lui-même. On retrouve là, si vous voulez, cette esthétique éminemment française de la retenue qui commence avec Madame de Lafayette et s’arrête avec les Hussards dont Michel Déon fut un éminent représentant. Depuis, on hurle, on pleure, on éructe, on se lamente, dans le roman comme ailleurs, ce qui est encore plus fatigant, à la longue, que de passer ses nuits de bar en bar et de manger des pieds de porcs à l’aube du côté des Halles.
Pour s’occuper le narrateur fait des rencontres dans les caves de jazz et les bistrots ouverts très tard. Il a une liaison avec Gisèle qui est comme lui un oiseau de nuit, mais du genre bohème. Elle vit à l’hôtel avec Maggy, elle porte des pantalons fuseaux, elle aime faire l’amour et à l’occasion, quand elle n’a pas de papier pour prendre une adresse, elle remonte son chandail pour qu’on écrive sur sa peau nue.
On n’est pas très loin de l’Occupation, non plus. Le narrateur devient l’ami d’un peintre très doué qui ne veut plus peindre et qui est un ancien de la Légion Charlemagne puis il sauve de la bastonnade une étudiante communiste, Noire de surcroît. Il se débarrasse avec l’aide du peintre du buste de son aïeul qu’il trouve aussi pompeux que son père dans le bois de Boulogne et il découvre que le peintre et l’étudiante sont amants.
Bref, il fait un peu n’importe quoi, ses amis aussi, mais ce n’importe quoi enchante. Extrait d’un dialogue avec l’étudiante communiste:
« – C’est merveilleux, dit-elle, je ne pensais pas que nous étions si bien organisés. Il y a longtemps que tu surveilles le coin?
– J’y arrivais à la minute. Et pourquoi me tutoyez vous?
– Tu n’es pas un camarade?
Elle s’était rejetée contre la portière, le regard soudain dur.
– Non.
– Alors pourquoi m’avoir tirée de là?
– Pour rien. Pour le plaisir. Pour l’honneur. »
La dernière réplique pourrait faire une belle devise, comme celle du Prince de Ligne
qui avait répondu, quand on lui demandait les raisons de son exil au moment de l’Empire: « L’honneur. L’humeur. L’horreur. »
Ce qui est amusant, en plus, avec le recul, c’est que l’on s’aperçoit que dans ces années-là, et dans les mêmes parages bistrotiers, les personnages des Gens de la Nuit auraient pu croiser la bande de Debord et des premiers situs qui dérivaient sur le mode « psychogéographique » afin de réenchanter la ville. Ainsi, cette scène où le peintre fait découvrir au narrateur à l’aube le ballet purement gratuit des arroseuses municipales devant l’Hôtel de Ville avant qu’elles ne se mettent au travail.
Pour le reste, est-il utile de savoir que le narrateur guérira de son chagrin d’amour un peu à la manière de Swann ou de Frédéric Moreau, que le comportement erratique et angoissé de nombre de personnages est dû à la « poudre » qui fait son apparition dans Paris et qu’il y a du roman noir dans Les gens de la nuit ?
Sans doute, mais le plaisir donné par ce roman est ailleurs, dans quelque chose qui ne vieillit pas, qui ne vieillira jamais et qui s’appelle la mélancolie : « Nous ne sommes pas nombreux à connaître ses secrets, pas nombreux mais inguérissables. »
Les gens de la nuit de Michel Déon (édition revue et corrigée, La Table Ronde) 5,93 €
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