Retour sur d’intéressantes réflexions de Jean-Pierre Chevènement
Le mois dernier, à la vielle du référendum grec, l’ancien ministre de l’Intérieur et de la Défense confiait au Figaro qu’une sortie éventuelle de la Grèce de la zone euro ne serait pas une catastrophe. Au contraire, elle permettrait au pays de Périclès de se redresser. Le Che prônait déjà l’instauration d’une monnaie commune pour remplacer la monnaie unique. Le point de vue de Lafautearousseau : s’agissant de l’euro comme monnaie unique ou de la construction européenne selon le processus en cours, les réflexions de Jean-Pierre Chevènement nous semblent sur le fond parfaitement fondées. Elles sont celles d’un patriote français. •
Le Premier ministre Alexis Tsipras va soumettre le plan d’aide à la Grèce à référendum. Que vous inspire cette décision ?
Jean-Pierre Chevènement : Cela me paraît être une décision démocratique et légitime. Le plan d’aide est très critiquable. Les institutions de Bruxelles auraient pu bouger sur au moins deux volets. D’abord, le volet financier: le Premier ministre grec demandait qu’on allonge de 5 à 9 mois la durée du plan d’aide actuel. Cela était tout à fait raisonnable. Ensuite, sur le volet de la dette. Des prix Nobel d’économie comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, mais aussi en France le directeur de la recherche et des études de Natixis, Patrick Artus, qui n’a rien d’un gauchiste, s’accordent à reconnaître que la dette grecque, qui représente 177% du PIB, n’est pas soutenable ni donc remboursable. Il y a une volonté punitive dans ce « plan d’aide » : on voulait par avance donner une leçon au Portugal, à l’Espagne, à l’Italie, voire à la France. Plus largement, il est le symbole de l’échec de la « règle d’or » imposée en 2012 à tous les pays d’Europe après avoir été adoptée par l’Allemagne dès 2009. Mais ce qui vaut pour l’Allemagne ne peut pas valoir pour tous les autres. On touche au vice originel de la monnaie unique qui juxtapose des pays très hétérogènes et fait diverger leurs économies au lieu de les faire converger. Par un mécanisme bien connu, les zones les plus productives ont vu leur production croître tandis que les zones moins compétitives ont vu la leur décliner et se sont donc appauvries. Il y a un défaut de conception au départ dont le résultat était tout à fait prévisible.
Un certain nombre de dirigeants européens se sont agacés de cette décision. Comprenez-vous cette réaction ?
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker a dit: « Il n’y a pas de démocratie en Europe en dehors des traités ». Or le traité de Lisbonne reprend la quasi-totalité, la «substance » comme l’a dit Madame Merkel, du projet de «traité constitutionnel» qui avait justement été rejeté par le peuple français en 2005 par référendum. Par ailleurs, Monsieur Juncker ne me paraît pas le mieux placé pour mener le combat du oui au référendum grec. En effet, il a été un excellent Premier ministre luxembourgeois mais du point de vue du Luxembourg qu’il a organisé, avec succès, comme un véritable paradis fiscal! Cela ne le qualifie pas pour prêcher la solidarité.
Pourquoi ces démocrates revendiqués semblent-ils autant redouter le choix du peuple ?
Souvenez-vous de Jacques Delors qui disait en 1992 que les hommes politiques en désaccord avec Maastricht devaient « prendre leur retraite ou faire un autre métier…». Le ver était dans le fruit depuis très longtemps. Pour comprendre la nature profondément antidémocratique de l’actuelle construction européenne, il faut remonter des décennies en arrière au « système » Jean-Monnet, que l’on peut qualifier de « système de cliquets». L’Europe fonctionne par une suite de petits faits accomplis sur lesquels les citoyens ne peuvent plus revenir: on commence par le charbon et l’acier, puis par le marché commun, le droit communautaire, la réglementation de la concurrence, et enfin la monnaie unique pour arriver au « grand saut fédéral ». Les peuples européens sont amenés à se dépouiller peu à peu de leur souveraineté sans en avoir réellement conscience. Petit à petit, ils se retrouvent piégés. Les dirigeants européens ont amené les peuples où ils ne voulaient pas aller sans leur poser franchement la question. A la fin, s’apercevant de la supercherie, ces derniers ont dit non, en France, mais aussi aux Pays-Bas, au Danemark ou en Irlande. Pourtant les dirigeants ont considéré que cela ne valait rien, au regard d’une orthodoxie européenne qu’ils considèrent au-dessus de toute démocratie.
L’Europe s’est construite par effraction et l’essence du système européen est oligarchique. Le Conseil européen des chefs d’Etat est la seule institution légitime, mais ne se réunit que périodiquement et ne dispose pas d’outils pour traduire ses impulsions. La Commission européenne est composée de hauts fonctionnaires qui ne sont pas élus mais nommés de manière très opaque. Comme l’affirme la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, le Parlement européen n’est pas un parlement. Il ne peut pas l’être car il n’y a pas de peuple européen, mais une trentaine de peuples différents. Dès le départ, l’Europe repose sur un postulat non vérifié: on a voulu faire l’Europe contre les nations ; on pensait qu’elle pouvait s’y substituer. Or les nations sont le cadre d’expression de la démocratie. Il faut désormais aller sur la voie de l’Europe confédérale, la seule qui soit légitime et démocratique: celle qu’avait proposée le général de Gaulle en 1962 avec le plan Fouchet. Seule une Europe à géométrie variable, souple envers chaque pays, pourra avancer. Cette nouvelle Europe aurait vocation à déboucher sur une « Europe européenne » et non inféodée. Le traité transatlantique, s’il était adopté, serait un nouveau coup porté à ce qui reste de notre souveraineté. Celui-ci ne comporte pas d’avantages évidents pour la France et nous soumettrait à des normes et juridictions influencées par les Etats-Unis. J’attends que la France fasse entendre sa voix sur un sujet qui du temps du général de Gaulle ne serait pas passé inaperçu.
Sur le fond, êtes-vous favorable au « Oui » comme Jean-Claude Juncker ou au « Non » comme Alexis Tsipras ?
Je n’ai pas à me prononcer à la place du peuple grec qui doit prendre ses responsabilités. C’est un peuple courageux. Il l’a montré à plusieurs reprise dans son histoire: dans sa guerre d’indépendance puis, en 1940, face à l’Italie fasciste qu’il a fait reculer et face à l’invasion nazie en 1941. Traditionnellement, il y a un sentiment philhéllène qui s’exprime en France. Je me compte d’ailleurs parmi les gens qui aiment la Grèce car pour moi ce pays représente aussi l’antiquité, le grec ancien, la démocratie. Ne serait-ce que pour avoir eu jadis un accessit au concours général de version grecque, je ne peux pas leur en vouloir ! Sans la Grèce, il manquerait quelque chose d’essentiel à l’Europe.
Pour le président la Commission européenne, un « non » voudrait dire, indépendamment de la question posée, que la Grèce dit « non » à l’Europe. Partagez-vous ce point-de vue ?
C’est absurde ! Comment un président de la Commission européenne peut-il parler ainsi ? Il confond la zone euro qui compte dix-huit membres et l’Union européenne qui en regroupe vingt-huit. Il existe donc dix pays qui ne sont pas dans l’union monétaire et qui sont dans l’Union européenne. La Grèce restera dans l’Europe. Et si, elle doit sortir de l’euro, nous devons l’aider à le faire dans des conditions qui ne soient pas trop douloureuses. Si la Grèce sort de l’euro, elle dévaluera sa monnaie qu’on pourrait appeler l’euro-drachme et rester attachée à l’euro dans un rapport stable de l’ordre de 70%. Il faudrait restructurer la dette à due proportion. Cette hypothèse est réaliste et remettrait la Grèce sur un sentier de croissance. Elle rendrait le pays encore plus attractif pour les touristes. Elle permettrait à la balance agricole grecque de redevenir excédentaire, ce qu’elle était avant l’euro et de développer une économie de services notamment dans la logistique et les transports. C’est un pays magnifique, l’un des plus beaux endroits du monde, qui bénéficie d’une véritable attractivité sur le plan géographique et d’un patrimoine historique pratiquement sans équivalent.
Ceux qui prédisent le chaos en cas de sortie de la Grèce de l’euro jouent-ils la stratégie de la peur ou ont-ils raison ?
Dans toute dévaluation, il y a des moments difficiles : dans les premiers mois et peut-être dans la première année. Mais ensuite, il y a des facteurs positifs qui interviennent : les produits du pays sont moins chers. Les avantages comparatifs qui sont les siens, sont accrus. Le tourisme par exemple bénéficie d’un effet d’appel. Des entreprises pourraient investir dans une perspective de rentabilité. L’Europe ne peut pas se permettre de rudoyer la Grèce, de l’écraser d’un pied rageur au fond du trou où elle se serait mise d’elle-même. Ce n’est pas raisonnable. Sauf si l’on souhaite dresser les peuples européens les uns contre les autres. Si la Grèce devait être amenée à recréer une sorte d’euro-drachme, il faudrait l’aider par des fonds structurels importants à supporter l’inévitable renchérissement de ses importations dans un premier temps. Et lui donner des facilités pour se redresser. Je pense qu’elle en a la capacité. Encore une fois, c’est un pays qui a beaucoup d’atouts.
A terme l’éclatement, voire la disparition de la monnaie unique, sont-ils inévitables ?
La monnaie unique a énormément accru les divergences de compétitivité entre pays européens. Prenons le cas de l’économie française. Elle avait un déficit commercial par rapport à l’Allemagne de vingt-huit milliards de francs en 1983. Aujourd’hui, le déficit de la France sur l’Allemagne serait selon certaines sources (Eurostat) de trente-cinq milliards d’euros. Comme l’euro, représente six fois et demi le franc, le déficit a au moins quadruplé en tenant compte de l’inflation depuis 1983. La monnaie unique, qui a définitivement empêché la France de dévaluer, nous met une sorte de nœud coulant qui se resserre. Nous sommes désormais tombés au niveau d’industrialisation de la Grèce (12 % du PIB). Nos fleurons du Cac 40 se développent, mais à l’étranger.
Une sortie ordonnée de la zone euro, ou du moins de la monnaie unique est-elle possible ?
Je suis profondément européen. Mais je ne crois pas que les modalités choisies pour la construction européenne actuelle soient les bonnes. Elles devraient être révisées. C’est très difficile parce que tous ces gens-là ont engagé leur crédit sur la monnaie unique. J’ai fait un petit livre qui s’appelle Le bêtisier de Maastricht. Il faut relire le florilège de déclarations de nos dirigeants de droite et de gauche, nous promettant, la prospérité, le plein emploi, que nous allions rivaliser avec l’Amérique, que le dollar n’aurait qu’à bien se tenir, etc. Une somme d’inepties qui ne peut que susciter le rire ou la commisération lorsqu’on relit tout cela avec le recul. Lorsqu’on a fait fausse route, il faut savoir revenir à la bifurcation et prendre la bonne direction. La monnaie commune pourrait être celle-ci.
De quoi s’agit-il ?
L’euro perdurerait comme symbole de notre volonté d’aller vers une Europe toujours plus unie, mais deviendrait monnaie commune et non plus unique. Elle serait valable dans les échanges internationaux en gardant des subdivisions nationales: l’euro-drachme, l’euro-lire, l’euro-mark, l’euro-franc, etc. Certains pays pourraient augmenter de quatre ou cinq pour cent la valeur de leur monnaie interne, d’autres la garder stable et certains, comme la Grèce, la diminuer. Tous les deux ou trois ans, on pourrait procéder à de légers ajustements pour tenir compte des compétitivités relatives qui permettraient de tenir dans la durée. Cette monnaie commune serait le panier des subdivisions nationales. Elle serait cotée sur le marché mondial des devises. Rien de plus simple ; le monde est flexible. Il y aurait une cotation qui interviendrait tous les jours et une certaine stabilité s’installerait entre cette monnaie commune, le dollar et le yuan. Derrière tout cela se profile la réorganisation du système monétaire international profondément malade.
La France a-t-elle suffisamment pesé sur les négociations ?
La France aurait pu intervenir d’une voix plus forte pour que le plan défini par l’Eurogroupe ne soit pas aussi dur sur le volet financier et sur le volet de la dette. Je pense que la France a perdu une occasion de faire entendre sa voix comme sur le dossier des sanctions contre la Russie qui nous pénalisent aussi. La vraie menace pour l’Europe n’est pas à l’Est, mais au Sud: c’est Daesh. •
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
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