Une analyse de Guillaume Perrault
Les Français ne cessent de recevoir des leçons de morale sur les migrants. Comment expliquer ce sermon permanent ?, s’interroge Guillaume Perrault, grand reporter au Figaro. Outre que sa réflexion nous paraît parfaitement pertinente, il a selon nous raison de faire remonter à la Révolution l’avènement de cette nouvelle cléricature dont il critique l’emprise. Et qui ne vaut certainement pas l’ancienne, quels que soient les défauts qu’elle a pu avoir. Emprise dont on voit bien qu’elle s’exerce sur les peuples mais aussi sur les gouvernements. D’où l’abaissement désastreux du Politique et le caractère erratique des décisions que les gouvernements tentent de prendre. A moins qu’ils ne renoncent tout simplement à agir. LFAR
Rarement les Français auront été aussi tancés qu’au cours des dix jours qui ont séparé la diffusion de la photo de l’enfant kurde retrouvé mort sur une plage de Turquie et la décision d’Angela Merkel de rétablir les contrôles à la frontière avec l’Autriche. La quasi-totalité des commentateurs, des personnalités politiques, des artistes et des universitaires qui ont accès aux médias se sont fait un devoir de morigéner leurs concitoyens, coupables, les premiers jours, de se dire en majorité opposés à l’accueil de nouveaux demandeurs d’asile. Les plus indulgents jugeaient nécessaire de « faire de la pédagogie » envers les Français, comme un professeur qui s’adresserait à des élèves en difficulté. Les autres se drapaient dans les grands principes pour expliquer que le président de la République devait savoir tenir tête à l’opinion publique et ses bas instincts, dès lors que la morale était en jeu.
Ces directeurs de conscience autoproclamés se font une bien piètre idée des Français. Pourquoi décrire ses concitoyens comme des êtres immatures et sans cœur qu’il faudrait protéger contre eux-mêmes ? De quel droit s’estimer investi d’une mission de surveillance et d’un droit de remontrance à leur égard ? Certes, la propension des détenteurs de la notoriété à donner des leçons de morale à leurs concitoyens n’est l’apanage d’aucun pays. On la constate dans toutes les nations occidentales. L’emprise de la télévision sur l’esprit public favorise partout le goût de la pose. Nulle part, cependant, cette passion du prêche ne s’exprime aussi ingénument qu’en France.
C’est là un paradoxe. Comment expliquer qu’un pays qui a fait de l’égalité sa vertu cardinale accepte que certains de ses citoyens se considèrent comme des intercesseurs entre la vérité et le bon peuple ? L’héritage catholique de la France n’y est pas étranger. Jusqu’au XVIe siècle, l’Église blâmait la lecture directe de la Bible, dont l’interprétation était la mission du prêtre en chaire. Et l’autorité conférée par l’état ecclésiastique pouvait se muer en abus de pouvoir. Or, à partir de la Révolution, le titulaire de la cléricature n’a fait que changer. Au XIXe siècle, le prêtre a été supplanté par l’écrivain engagé comme autorité chargée de guider le peuple. Aujourd’hui, la figure du grand intellectuel a disparu. Mais, aux yeux des médias, les peoples ont hérité d’une version dégradée de son magistère.
Le legs du jacobinisme se fait aussi sentir. Lors de la Révolution, le Club des Jacobins se voulait l’aiguillon et le censeur de la Convention, pourtant élue au suffrage universel. Toute expression d’un désaccord était alors présentée comme un crime contre la nation. Le Club de Robespierre s’apparentait à une fabrique d’orthodoxie et imposait un unanimisme que répétaient ensuite les sociétés affiliées dans les départements. Assurément, les temps ont changé. Mais la démocratie, sous sa forme institutionnelle et juridique, conserve, en France, des racines moins profondes et moins solides qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. L’argument d’autorité, asséné de haut en bas de l’échelle sociale, demeure beaucoup plus facilement admis dans notre pays que de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique. Ce n’est pas l’indice d’un esprit civique parvenu à maturité.
Revendiquer le devoir, pour les dirigeants, de s’opposer au vœu de la majorité des citoyens pose enfin une question de principe. Poussé à son terme, ce raisonnement reviendrait à limiter au maximum le pouvoir de décision du peuple sur ce qui le concerne le plus. Cette ambiguïté existe depuis l’invention de la représentation nationale. « Le peuple m’a envoyé pour exposer mes idées, non les siennes », déclarait Condorcet à l’Assemblée législative (1791-1792).
À l’époque, on considère que le peuple ne peut exercer directement la souveraineté, non seulement pour des raisons matérielles, mais aussi parce que le peuple est incapable de se gouverner lui-même. Aujourd’hui encore, cette idée n’a pas disparu. C’est pourquoi, à la différence de la moitié des États des États-Unis, de la Suisse ou de l’Italie, la France a toujours refusé les procédures de démocratie semi-directe comme le référendum d’initiative populaire, qui garantirait le dernier mot au suffrage universel.
On éprouve une sincère admiration pour les Français anonymes qui ont décidé d’accueillir un demandeur d’asile chez eux. Mais la vraie vertu fuit la publicité, comme on l’apprenait jadis à l’école dans les manuels de morale de la IIIe République. C’est pourquoi les prédicateurs que nous avons dû subir sur les ondes et les écrans méritent, eux, un jugement sévère, tant ils n’éprouvaient aucune empathie pour le Français moyen et ses inquiétudes. Jean-Jacques Rousseau avait tout dit dans l’Émile : «Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins.» •
Guillaume Perrault est grand reporter au Figaro et à FigaroVox. Maître de conférences à Sciences Po, il enseigne l’histoire politique française et les institutions politiques. Il est l’auteur de trois ouvrages, et a notamment coécrit Les présidents de la République pour les nuls (First).
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