A l’heure de la visite du pape François aux Etats-Unis, dont celui-ci ne manquera pas de critiquer le consumérisme et où il serait étonnant qu’il ne dénonce pas le règne de l’argent, l’un des piliers de la société américaine et moderne, sinon le plus fondamental, la réflexion d’Alain de Benoist sur ces sujets nous paraît opportune et juste. Sans remonter plus avant dans le cours de l’histoire des idées, rappelons que la critique de l’Argent-Roi est au cœur de l’Avenir de l’Intelligence de Maurras, l’un de ses maîtres-livres; au cœur, aussi, de la politique et de l’anthropologie d’un Pierre Boutang. Alain de Benoist nous rappelle ici, à juste titre, que cette critique est beaucoup plus ancienne; qu’elle s’enracine dans une certaine sagesse éternelle, ou philosophia perennis; et que, en ce sens, elle s’oppose radicalement à la modernité. Nous partageons ces analyses. LFAR
La sagesse chinoise nous dit que si l’argent peut être un bon serviteur, il sera toujours un mauvais maître. Tout ne dépend-il pas en réalité de l’usage qu’on en fait ? Et d’ailleurs, tout le monde n’en a-t-il pas besoin ?
On a aussi besoin tous les jours de papier toilette, mais on ne le sacralise pas pour autant ! Ceux qui s’imaginent que l’argent est « neutre » sont les mêmes qui croient que la langue n’est qu’un moyen de communication (alors qu’elle est avant tout porteuse d’une conception du monde) et que la technique est bonne ou mauvaise selon l’usage qu’on en fait (alors que, quel que soit cet usage, elle implique un rapport au monde qui lui est propre).
Pris dans son essence, l’argent peut être défini comme l’équivalent universel. Il est ce qui permet de réduire toutes les qualités à une quantité, c’est-à-dire à un prix. Il est ce qui montre en quoi toute chose peut être regardée comme semblable à n’importe quelle autre. L’argent, d’autre part, est une médiation sociale, où la liberté individuelle s’identifie à l’objectivation des relations d’échange (l’individu se projette dans la prestation monétaire), comme l’a bien montré Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent. La monnaie elle-même n’est jamais seulement une monnaie. L’euro, par exemple, est aussi une forme subtile de gouvernance permettant d’équarrir le salariat en liquidant les acquis sociaux.
La condamnation de l’argent court tout au long de l’histoire européenne, depuis la critique aristotélicienne de la chrématistique, c’est-à-dire de l’accumulation de la monnaie pour elle-même, jusqu’au pape François qui, dans La Joie de l’Évangile (2013), dénonçait le « fétichisme de l’argent » et la « dictature de l’économie sans visage ». Thomas d’Aquin n’écrivait-il pas déjà que « le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux » (Somme théologique) ?
Mais le « règne de l’argent », qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Le règne de l’argent, c’est la transformation de toute chose en son équivalent monétaire, c’est-à-dire en son prix. C’est aussi la substitution de richesses marchandes et artificielles aux richesses premières offertes par la nature. C’est enfin la mise en place d’un monde où toutes les finalités pratiques sont considérées comme interchangeables, et qui se détache des finalités pour s’investir dans la rationalisation des moyens. Tout cela s’opérant au nom des « lois du marché ».
Le marché au sens moderne du terme n’a évidemment rien à voir avec les anciens marchés de village. Il désigne un système supposé autorégulateur et autorégulé, mais en réalité institué dans l’Histoire, qui tend à devenir aujourd’hui le paradigme de toutes les activités humaines, publiques et privées : marché du mariage, marché politique, marché de la santé, etc.
Les fondateurs du libéralisme (Adam Smith, Quesnay, Mandeville, etc.) affirment tous que le marché est la forme naturelle de l’échange car l’homme est fondamentalement un Homo œconomicus, naturellement toujours porté à rechercher son utilité (son meilleur intérêt matériel), en d’autres termes un agent autonome et rationnel dont tous les actes obéissent à la logique marchande. La vertu sociale se trouve ainsi disqualifiée, les vices privés étant censés faire le bonheur public (c’est le thème de l’« harmonisation naturelle des intérêts » sous l’effet de la « main invisible » de la « concurrence libre et non faussée », nouvel avatar de la Providence). Rien ne doit plus entraver la recherche du profit. L’activité économique justifie la cupidité et devient la raison même de la vie.
Partant de là, il est aisé de comprendre comment le capitalisme a pénétré tous les aspects de la vie pour les soumettre à la règle du « toujours plus » : l’illimitation de la marchandise répond à celle de désirs immédiatement transformés en besoins. L’argent sert à produire des marchandises qui produisent encore plus d’argent. La valeur d’échange prend le pas sur la valeur d’usage, et la « loi du marché » s’impose partout : marché des joueurs de football, marché de l’art contemporain, marché immobilier, marché du travail, marché des organes, des cellules souches, des embryons, des mères porteuses, etc. Et les paysans, successivement transformés en « agriculteurs », puis en « producteurs agricoles », ne sont pas les derniers à être victimes de cette loi du profit qui ne leur laisse que la liberté de crever.
Hier surtout industriel, le capitalisme est devenu aujourd’hui fondamentalement financier ? Est-ce la raison pour laquelle nous sommes en train de passer, pour reprendre les mots du Vatican, d’une économie de marché à une société de marché ?
Dans son livre récent, Ce que l’argent ne saurait acheter, Michael Sandel s’interroge sur une société où tout ce qui échappait auparavant aux « lois du marché » (la terre, l’art, la culture, le sport, la socialité élémentaire) leur est désormais soumis. « Devons-nous admettre, écrit-il, que l’on paie des chômeurs pour qu’ils fassent la queue à notre place, que la Sécurité sociale paie les fumeurs ou les personnes en surpoids pour qu’ils se prennent en main, que les enfants reçoivent de l’argent de l’école quand ils ont de bons résultats scolaires, que les prisonniers puissent payer pour avoir de meilleures cellules ? Voilà quelques-unes des questions bizarres, mais fondamentales, auxquelles nous soumet l’extension du marché. » Sandel montre ensuite que, lorsque l’argent régit toutes les transactions sociales, les incitations monétaires peuvent avoir l’effet inverse de celui escompté, car l’argent érode la valeur des biens auxquels il permet d’accéder (payer un enfant pour qu’il aille à l’école porte atteinte à la notion même de l’éducation).
Une société qui n’est plus affaire que de contrats juridiques et d’échanges marchands n’est tout simplement pas viable, car les contrats et les échanges ne se suffisent jamais à eux-mêmes et ne sauraient donc fonder une société. Le système de l’argent périra par l’argent, ce dont on pourrait bien s’apercevoir bientôt. •
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier – Boulevard Voltaire
Quand je « lis » la photo, j’entends Obama penser : « cause toujours, tu m’intéresses, l’audience va bientôt s’achever ! »
On peut imaginer ce qu’on veut. On a 75% de chances de se tromper. L’idée qu’on se fait est de toute façon invériifiable. L’hypothèse est sans intérêt. On aurait tout aussi bien pu se demander ce que pensait François de ce président US nobélisé qui lui avait demandé audience sans rien avoir à lui dire. Simplement parce que l’électorat catholique américain ne peut être négligé. Exercice tout aussi vain dans ce sens que dans l’autre. Possible aussi que ces deux hommes intelligents se soient autorisé un dialogue à leur niveau. On ne peut ramener toujours tout au rang le plus minable. Là aussi on peut se tromper. Bref, le sujet est surtout fumeux.