Sébastien Lapaque a lu pour le Figaro le dernier essai de Renaud Garcia « Le désert de la critique ». Il y a trouvé une passionnante déconstruction de la passion déconstructrice contemporaine. Il en résulte une chronique brillante, non-conformiste et par certains côtés, dérangeante, sur laquelle on peut débattre. Et qui nous a beaucoup intéressés. LFAR
Pourquoi la gauche, malgré ses prétentions critiques face à l’Histoire, se montre-t-elle aujourd’hui incapable de penser le monde? A cette question déplaisante pour les grandes têtes molles du gauchisme culturel, il conviendrait d’en associer une seconde afin d’être complet. Pourquoi la droite, malgré ses prétentions patrimoniales, se montre-t-elle incapable de conserver le monde ? Les « mystères de la gauche » dont a merveilleusement parlé le philosophe Jean-Claude Michéa dans un « précis de décomposition » d’un genre un peu particulier s’appréhendent à la seule condition d’envisager en miroir ceux de la droite. Là, ceux qui ne sont plus capables de rien comprendre ; ici, ceux qui ne veulent plus rien sauver — surtout ceux qui en ont le plus besoin, à savoir ceux qui n’ont rien : les pauvres et le peuple. C’est cependant à la seule gauche postmoderne que s’en prend le philosophe Renaud Garcia dans Le Désert de la critique, déconstruction et politique (Editions l’Echappée). Un livre qui fera date, soyons en sûr, comme ont fait date Orwell anarchist tory (1995), L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (1999) et Impasse Adam Smith (2002) de Jean-Claude Michéa.
Il n’a échappé à aucun de ceux qui prêtent un peu attention au mouvement des idées politiques dans la France contemporaine que c’était souvent parmi les héritiers du socialisme libertaire classique — celui de Pierre-Joseph Proudhon, de George Orwell et de Simone Weil — que se faisait entendre quelque chose de neuf. L’anarchisme, observe Renaud Garcia en préambule de son livre, est « l‘un des seuls courants politiques contemporains connaissant, à gauche de l’éventail politique, une forme de renouveau depuis la chute du mur de Berlin ». Intellectuellement, c’est manifeste. Né en 1981, agrégé de philosophie, auteur d’une thèse sur le penseur russe Pierre Kropotkine, Renaud Garcia propose à ses lecteurs quelques clés essentielles pour comprendre l’impitoyable monde post-moderne tel qu’il va — et surtout tel qu’il ne va pas. Dans sa ligne de mire, la pensée de la déconstruction chère aux maîtres penseurs de la French theory, Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Sans le voir, ces sceptiques de grand style ont consolidé les mécanismes d’aliénation contemporains. A force de vouloir tout déconstruire, les lois, les textes, le monde et la vie, leurs épigones se sont interdit de comprendre quoi que ce soit au mouvement du capitalisme total. Si le langage est fasciste, si la raison est fasciste, si l’idée d’universel est fasciste, quelles armes reste-t-il à la critique pour dénoncer la marchandise fétichisée, l’emprise technologique, l’indécence endémique et la généralisation de l’ennui dans les démocraties marchés ?
L’attitude relativiste des radicaux à l’œuvre dans des mouvements tels que Anonymous, Occupy Wall Street ou Podemos, leur goût pour la marge et les minorités, leur disposition à l’insurrection existentielle permanente, leur glissement théorique d’une critique de l’« exploitation » à une critique de la « domination » en fait aujourd’hui les idiots utiles d’un capitalisme qui n’a pas fini d’accomplir de grands bonds en avant. A trop dériver de l’un vers le multiple, ils sont devenus « un peu sourd(s) à la question sociale », comme l’avoue merveilleusement le délicieux Bernard-Henri Lévy, qui s’est lui-même essayé à déconstruire l’universel à coups de marteau à l’époque des Nouveaux Philosophes. Renaud Garcia démontre avec force et conviction à quel point l’insistance sur les « différences » — de genre, de sexe, de race — est une ruse du Capital pour pouvoir continuer à manœuvrer et grandir dans un contexte d’accumulation illimitée que plus personne ne remet en cause. Le philosophe qui a lu et médité Günther Anders, Christopher Lasch et Guy Debord se désole de voir le lit fleuve néolibéral parsemé d’idées anarchistes devenues folles. Car ceux qui parlent de « Grande Révolution culturelle libéral-libertaire » voient juste. Au tréfonds du capitalisme, trépide une puissance de destruction qui méduse les anarchistes 2.0. convertis aux idéaux de la révolte « ludique et festive ».
Pour sortir des chemins qui ne mènent nulle part dans lesquels est engagée la génération perdue des Indignés, Renaud Garcia propose de faire retour à l’idée de relation concrète — comme les non-conformistes des années 30 ou les chrétiens Jacques Ellul et Bernard Charbonneau en leur temps. « Bien qu’il s’avère de plus en plus difficile à effectuer dans le contexte du gigantisme des sociétés contemporaines, le recentrage sur ce qu’il y a d’immédiatement commun entre l’autre et moi-même reste un choix simple et à la portée de nos capacités. » Une proposition généreuse dont on ne saurait trop louer le caractère rafraîchissant, d’un point de vue intellectuel mais également, osons l’écrire ici, d’un point de vue spirituel. Penseur rare, Renaud Garcia est un « angry young man » un peu plus lucide que la plupart des enragés qui campent à la gauche de la gauche. A le lire, à le suivre, à l’entendre, on comprend que seule la vérité, seule l’essence des choses, seule la réalité, seule l’idée que « l’homme est un être dont la nature ne se construit que par les liens avec ses semblables » sont révolutionnaires.
Peu de choses, dites-vous ? C’est un monde. •
David Gattegno sur Jean-Éric Schoettl : « Le parquet de…
“Que de confusions lexicales ! … Récapitulons un peu, autrement il serait impossible de regarder clairement…”