Une tribune de Bérénice Levet*
La philosophe Bérénice Levet invite, pour Figarovox, l’homme contemporain à renouer avec son enracinement géographique et temporel. Nous partageons l’ensemble et le fond de sa réflexion et de son souci. Et nous la rejoignons naturellement lorsqu’elle évoque en termes précis « ce mantra des valeurs républicaines (lesquelles sont parfaitement individualistes et, en dépit de leur épithète, étrangères à toute chose commune). » LFAR
Qu’entend-on par modernité ? Utilisée à tort à travers, la notion est floue. En philosophie, et plus fondamentalement pour l’humanité occidentale, les temps modernes commencent au XVIIe siècle avec Descartes et, pour prendre un repère, Le Discours de la méthode qui paraît en 1637. Précisons que le philosophe met en forme un mouvement qui travaille souterrainement l’Occident depuis, disons, la Renaissance.
Cependant, penser la modernité, est-ce seulement faire de l’histoire des idées ? En quoi sommes-nous encore concernés ? Ne sommes-nous entrés depuis la seconde moitié du XXe siècle dans ce que Jean-François Lyotard a appelé la «postmodernité» ? Cette notion nous égare en laissant croire que nous avons dépassé, surmonté la philosophie et l’anthropologie modernes. Or, nous restons largement déterminés par cette philosophie et cette anthropologie. Nous en avons même conduit les postulats à leur acmé. Nous touchons à une sorte de stade terminal qui en rend les impasses plus éclatantes encore.
Quels en sont les traits saillants ? L’émergence du sujet, de l’individu se donnant à lui-même sa propre existence à la faveur du Cogito : après avoir fait table rase de tous les héritages, de tous les liens qui l’attachaient au monde, jaillit, invincible au doute, le Moi, la certitude de soi (je pense donc je suis). L’individu moderne s’émancipe de son statut de créature, et du même coup de sa dépendance à l’endroit du Créateur, il se conçoit comme libre, souverain, autonome, et pure raison. Pierre angulaire du nouvel édifice du savoir et bientôt, avec la Révolution française, du corps politique. Face à ce sujet omnipotent, la nature se voit réduite au statut d’objet, que l’homme peut sans vergogne s’asservir, et qui n’a même de raison d’être qu’en fonction de l’utilité que l’humanité peut lui reconnaître. L’homme moderne est individualiste – c’est-à-dire non pas égoïste, ce vice appartient à la nature humaine, mais il ne veut dépendre de rien ni de personne, il entend tout gouverner et ne répondre de rien -, il devient incapable de la moindre gratitude pour le donné de l’existence.
En quoi cette hypertrophie de la volonté, cette ivresse des possibles, le refus de se penser comme obligé du monde, l’assimilation de toutes les significations héritées à des préjugés, à du « formatage », comme on dit aujourd’hui, induisent une déshumanisation de l’homme ? Pourquoi le nomade d’un Jacques Attali, l’homme délié de tout héritage, hors sol, sans passé exalté par certains intellectuels et par bon nombre de journalistes, est un homme mutilé ? À quoi ressemblerait – le conditionnel n’est peut-être pas de rigueur, n’est-ce pas ce que nous avons déjà sous les yeux – une société composée exclusivement d’individus porteurs de droits sans chose commune ? Des individus consuméristes et encouragés à l’être dans l’oubli parfait de ce que Simone Weil appelait les « besoins de l’âme » et parmi lesquels elle comptait l’enracinement géographique assurément mais temporel non moins, car l’inscription dans un lieu et dans un temps plus vaste que celui d’une courte vie humaine est ce sol à partir duquel une vie humaine peut prendre sens.
Ces questions se posent à nous impérieusement et cruellement. Nous ne manquons pas d’essais qui s’attachent à peindre les conséquences funestes de cette philosophie moderne sur la condition humaine : la déréliction de l’individu contemporain, abandonné à lui-même, auquel, avec pour alibi sa liberté, nous avons renoncé à transmettre le vieux monde, l’émiettement d’une nation, la désagrégation d’un corps social qui a placé en son fondement un principe a-social par excellence, l’individu créancier, avec ses droits à faire valoir.
Cependant, si nous voulons tenter de remonter la pente, d’infléchir le cours des choses, il nous faut redonner leur fondement philosophique et anthropologique à l’enracinement, à la nation, à la transmission du vieux monde, à l’appartenance à une humanité particulière, à la vie politique comme partage de significations communes et pas simplement adhésion à des règles de coexistence pacifique, ni à ce mantra des « valeurs républicaines » (lesquelles sont parfaitement individualistes et, en dépit de leur épithète, étrangères à toute chose commune). Repenser les conditions d’une humanité possible, se donner les moyens de survivre comme communauté de destin et de sens, c’est ce à quoi de façon ambitieuse assurément nous voudrions contribuer avec ce cycle de conférences (1). Hannah Arendt, Gilbert K. Chesterton, Léon Chestov, Simone Weil, Georges Bernanos, Ortega y Gasset, Louis Dumont, Cornelius Castoriadis, Günther Anders, Christopher Lasch, ces penseurs que nous avons sélectionnés de façon partiale, nous l’avouerons – en fonction de notre propre dette intellectuelle à leur endroit -, ont en commun d’inquiéter les évidences et le prêt-à-penser dont nous périssons, et de nous armer conceptuellement pour résister aux tentatives de plus en plus fortes de criminalisation des esprits libres.
À ceux qui ne veulent voir que « frilosité », « crispation », « égoïsme » dans l’attachement aux données de base de la condition humaine et s’emploient à transformer en suppôts de l’extrême droite les intellectuels qui restent accessibles à la finitude humaine, à la légitimité du besoin de racine, d’inscription dans une histoire singulière, il faut répliquer philosophiquement – car leurs déclarations péremptoires n’ont d’autre fondement qu’idéologique.
Les sombres temps, disait Hannah Arendt, sont ces périodes dans l’histoire où la parole publique masque la réalité, en la recouvrant d’exhortations morales ou autres, plutôt qu’elle ne la révèle, ne la dévoile. Empêchons ces sombres temps de s’installer! •
(1) Observatoire de la modernité, saison 2015-2016. « Dix phares de la pensée moderne », sous la direction de Chantal Delsol et Bérénice Levet. Voir le site: www.collegedesbernardins.fr
Trés remarquable! Des voix s’élèvent…..Mais il est terrible de penser que ces voix n’ont que le trés douteux Figaro (En dehors d’internet,ballon d’oxygène,mais a trop faible débit….) sur lequel s’appuyer comme grand média! La nébuleuse des magazines « mal-pensants »et autres vecteurs a faible impact (Radio Courtoisie,TV Libertés) ne remplace pas ce grand média qui fait cruellement défaut aux pensées rebelles….