Jean-François Colosimo a accordé à FigaroVox un grand entretien fort intéressant au sujet de l’influence grandissante du président russe, Vladimir Poutine, sur la scène internationale. Celle-ci s’inscrit selon lui dans l’histoire multiséculaire de la Russie. Nous ajouterons que ses analyses sont en très grande concordance avec ce que nous écrivons ici depuis plusieurs années. LFAR
LE FIGARO. – Sur le dossier syrien, de fortes tensions entre les États-Unis et Russie se font sentir. Vladimir Poutine semble avoir pris la main. Est-ce un des signes du grand retour de la Russie sur la scène internationale ?
Jean-François COLOSIMO. – L’action que mène Vladimir Poutine en Syrie récapitule à la fois sa politique et sa personne. Elle correspond tout d’abord à sa représentation géopolitique du monde. Poutine est résolument « westphalien »: il défend le système traditionnel, constitué de nations souveraines où ce sont les États qui valent et non pas les régimes politiques, les organisations non-gouvernementales ou les institutions supranationales. En soutenant le pouvoir de Bachar Al-Assad qu’il juge être le seul « légitime », il défend cette conception de l’ordre international qu’il considère, de surcroît, protectrice de ses propres intérêts.
Mais il est aussi l’héritier d’une doctrine diplomatique. Précisément, celle qui a été promue par les tsars puis par les Soviets depuis l’entrée de plain-pied de Moscou sur la scène méditerranéenne et orientale. Dès le XVIIIe siècle, à coups de guerres et de traités avec l’Empire ottoman, Catherine II « la Grande » s’est ouvert un accès vers les mers chaudes, via la Crimée et le Caucase, afin de désenclaver la Russie et de lui faire retrouver son berceau byzantin. Cet élément essentiel de politique extérieure s’est naturellement justifié de la protection des chrétiens d’Orient considérés comme un levier d’influence. L’URSS a d’autant plus facilement pris le relais que les orthodoxes du Levant ont été parmi les fondateurs et les animateurs du panarabisme, avec ce que cela a pu impliquer chez eux d’idéologie progressiste les rapprochant du socialisme. La proximité et la solidarité sont donc anciennes avec le baasisme syrien qui est issu de ce mouvement.
Cependant, cette vision de Poutine est renforcée par la logique bipolaire qui a structuré l’affrontement entre l’Est et l’Ouest. À ses yeux, les États-Unis n’ont cessé, depuis 1989 et la chute du Mur, de vouloir neutraliser la Russie soit en l’isolant économiquement par le biais du capitalisme financier, soit en la cernant militairement au moyen de l’Otan. Au Proche-Orient, ce face-à-face se double d’un jeu d’alliances de nature historique: celle des États-Unis avec le bloc sunnite qu’il s’agisse de l’Arabie saoudite, des Émirats ou de la Turquie ; celle de la Russie avec l’arc chiite qui va de l’Iran au Hezbollah libanais et qui a le pouvoir alaouite en Syrie pour pivot.
Enfin, l’intervention en Syrie relève d’objectifs aussi bien stratégiques que tactiques. D’autre part, Poutine considère que, de l’Irak à l’Ukraine en passant par le Kosovo, les États-Unis ont fait de la déstabilisation une méthode de conquête hégémonique et qu’aller les concurrencer au Levant doit, à l’inverse, lui permettre d’asseoir sa mainmise sur la Crimée. D’autre part, contrebalancer l’action de Washington au Proche-Orient revient pour lui à conjurer, si ce n’est à endiguer la menace djihadiste qui pèse sur la Russie, ses millions de citoyens musulmans et ses républiques caucasiennes en voie de réislamisation, voire de radicalisation.
Le coup vient donc de loin. Une fois de plus, ce qui frappe est la détermination et la brutalité avec lesquelles Vladimir Poutine l’administre.
Pourquoi, malgré l’insistance des Occidentaux, Poutine refuse-t-il d’évincer Bachar al-Assad ?
Il est plusieurs raisons anciennes, on vient de le dire, à cette alliance avec le pouvoir alaouite, parmi lesquelles son caractère minoritaire, son idéologie baasiste, son inclination envers les chrétiens et sa dépendance à l’égard de l’Iran. Mais il est aussi des avantages plus immédiats, dont en premier lieu ceux de la forte présence militaire russe qui est devenue de tradition en Syrie et dont le maintien sur place dépend, au moins momentanément, du maintien de Bachar Al-Assad au pouvoir.
Autrement dit, cette intervention découle pour partie d’un effet de clientèle et, pour partie, d’un effet de paroxysme. Selon Sergueï Lavrov, le ministère des Affaires étrangères de Vladimir Poutine, « à l’exception de Bachar, il n’y a que des terroristes. » Ce qui revient à se confronter directement à l’option occidentale, donc américaine, et à mener immédiatement cette confrontation à son maximum de tension.
D’une part, les forces dites « démocratiques » de l’Armée syrienne libre, sur lesquelles la France a compté, sont aujourd’hui militairement en déroute ou ont rallié les djihadistes. D’autre part, l’Armée de la conquête, formée du groupe djihadiste al-Nosra, la branche locale d’Al-Qaïda, et du groupe salafiste Ahrar al-Sham à l’initiative du consortium sunnite qui court de la Mecque à Istanbul, est la seule faction capable de s’emparer de Damas et bénéficie désormais du soutien de Washington qui voit en elle un moindre mal.
Là où Poutine profite de la faiblesse de la position occidentale et renverse habilement l’échiquier, c’est lorsqu’il demande si al-Qaïda est préférable à Daech.
Les États-Unis et l’Otan – qui a évoqué une «escalade inquiétante» – s’inquiètent de l’avancée russe en Syrie. Les cibles visées ne seraient pas les bonnes ; des avions russes auraient survolé l’espace aérien turc sans autorisation. De nombreuses critiques chargent la Russie dans cette intervention…
Là encore, il faut en revenir au temps long. Depuis la chute du mur de Berlin, les États-Unis n’ont pas varié de doctrine. La Russie, héritière de l’URSS, reste pour eux l’ennemi numéro un, du moins potentiel, dont il faut empêcher la résurgence en tant qu’acteur majeur sur la scène internationale.
Le pacte entre Gorbatchev et les Européens sur la réunion des deux Allemagne comportait l’obligation pour l’Otan de ne pas avancer plus à l’Est. En vingt ans, une dizaine de pays ont rejoint l’Alliance atlantique qui s’est élargie au fur et à mesure de la construction européenne et ce, vers l’Est, vers la frontière occidentale de la Russie.
Peu importe d’ailleurs, la couleur de l’administration. Lorsque George W. Bush arrive au pouvoir, il prend comme secrétaire d’État aux affaires étrangères non pas une spécialiste de l’islam ou du Moyen-Orient mais une spécialiste de l’URSS, Condoleezza Rice, qui a travaillé au Conseil de sécurité nationale en tant qu’expert sur le bloc communiste. Et sous Obama, le Pentagone reste inflexible : Moscou est classée comme l’une des toutes premières menaces.
La raison de cette focalisation américaine est simple : l’arsenal nucléaire de la Russie lui permet de jouer un rôle géopolitique hors de proportion avec sa puissance économique. Elle est un contradicteur permanent aux yeux des Américains qui nient d’autant plus fortement sa légitimité à jouer un rôle important dans l’un ou l’autre des espaces géopolitiques sur lesquels ils ont besoin d’exercer leur domination ou leur influence.
D’où la diabolisation récurrente de Moscou par Washington. La force paradoxale de Poutine est d’endosser cette diabolisation, voire de la revendiquer puisque son but est de démontrer que l’on n’est pas obligé de souscrire à la règle du jeu édictée par l’Amérique et qu’on peut même la dénoncer et la contrecarrer. Pour ce faire, il démontre une capacité d’analyse et de réflexion froide, suivie d’une action stratégique menée avec une détermination systématique qui tranche avec les atermoiements des Européens et des Américains.
Obama et Hollande ont fini par reconnaître que l’on ne pouvait pas prendre à la fois Bachar et Daech pour cibles et qu’abattre Daech est prioritaire ? Poutine en retire le plein droit de soutenir Bachar sans restriction aucune et d’en faire la publicité afin de se rendre incontournable dans la nouvelle donne mondiale.
Relations pacifiées avec Cuba, accord iranien… Barack Obama se démarque de la ligne néo-conservatrice américaine – incarnée actuellement par Hillary Clinton. La troisième guerre mondiale diagnostiquée par certains semble lointaine…
Barack Obama a été élu sur un programme de désengagement militaire au Proche- Orient en nette rupture avec la ligne néo-conservatrice. Ce processus a vite montré ses limites. Les Américains ont quitté l’Irak avant d’être dans l’obligation pressante d’y revenir et quitte à devoir admettre leur absence de plan. Ce désengagement relatif provoque inévitablement l’insatisfaction à la fois d’Israël et des pays arabes. C’est là tout le problème d’Obama, dont la politique étrangère s’est révélée au pire illisible au mieux inefficace, que de réunir tous les mécontentements sur son nom. La réconciliation avec Cuba et l’accord avec l’Iran témoignent de l’urgence dans laquelle il s’est trouvé de marquer son deuxième mandat de quelque réussite diplomatique sans quoi il aurait été l’un de ces présidents américains n’ayant laissé aucune trace sur le plan des relations internationales ou, pire, une trace diffuse et brouillée.
Mais Cuba, c’est d’abord le fait du pape François et de la diplomatie vaticane. Mais l’Iran, c’est faire avant tout preuve de bon sens, admettre la réalité et s’y conformer. Dans les deux cas, il n’y va pas d’une politique d’initiative mais d’une politique de confirmation. Cette faiblesse dans la prise de décision américaine est sans conteste un facteur d’instabilité à l’échelle planétaire.
Va-t-on pour autant vers une troisième guerre mondiale ? Non, bien sûr. C’est au mieux une formule qui dit le contraire de ce qu’elle entend. La guerre globale est déjà là. Elle ne fait que perpétuellement commencer et recommencer avec des conflits de basse ou moyenne intensité répandus et récurrents sur l’ensemble des continents et impliquant des coalitions internationales variables, qu’elles soient militaires ou économiques. Nous sommes davantage confrontés à un état endémique de guerre à l’échelle internationale que menacés par une guerre mondiale au sens d’un affrontement de blocs.
Il s’agit toutefois de savoir déterminer qui est l’ennemi prioritaire. Cet ennemi est Daech. Ce que considère Poutine tout en faisant croire qu’il veut sauver Assad alors que, une fois les intérêts russes en méditerranée assurés, il pourra très bien l’abandonner, étant suffisamment cynique pour cela. La France, elle, a longtemps professé que l’on pouvait avoir deux ennemis prioritaires en même temps, à savoir Daech et Assad. Ivres d’irréalisme, François Hollande et Laurent Fabius se sont entêtés à courir deux lièvres à la fois. Jusqu’à ce que les Américains, ayant eux- même fini par changer d’avis, aient stoppé sans plus d’égard la course échevelée de la diplomatie française. Ce suivisme erratique du gouvernement est plus que préoccupant car tout ce qui se passe au Proche-Orient a des répercussions sur le territoire national. De ce point de vue, la politique du gouvernement français apparaît largement comme irresponsable.
Donald Trump loue le « leadership de Poutine », estime que s’il est élu président, il entretiendra d’ « excellentes relations » avec celui-ci. Et il est le grand favori à la primaire des républicains. Est-ce le signe qu’une partie de la population américaine a rompu avec le néo-conservatisme ?
Tout d’abord, au regard de ses scores abyssaux de défiance dans les divers baromètres américains, rien n’est moins assuré que Donald Trump accède un jour à la Maison blanche. Au cas où il serait élu candidat, puis président, il est probable que, comme Ronald Reagan, il se verrait encadré par la puissante machine républicaine. Ce qui est certain, c’est que, à Washington et à Moscou, on observe un croisement des opinions vers de fortes tendances isolationnistes.
Comment réagissent les opinions russe et américaine à l’intervention en Syrie ?
La guerre au Proche-Orient inquiète l’opinion américaine et n’emporte pas l’adhésion des Russes. Autant ces derniers soutiennent majoritairement l’action de Poutine en Crimée ou en Ukraine, autant la crainte est profonde sur l’engagement en Syrie qui réveille le souvenir de l’Afghanistan.
De manière générale, les opinions au sein de l’hémisphère nord demeurent assez frileuses quant au danger que représente l’effondrement des frontières au Proche-Orient dont Daech est présentement le symptôme le plus virulent. Il revient aux gouvernants de savoir mobiliser car la question du djihadisme ne relève pas que de la politique internationale: dans nombre de ces pays, c’est aussi une question de politique intérieure.
Or, si Poutine réussit à s’imposer au Proche- Orient, à prendre l’ascendant sur Obama et Hollande, à forcer les autres à suivre son rythme, c’est parce que, de quelque manière qu’on les juge, sa politique intérieure et sa politique extérieure sont en cohérence. Et ce, à la différence criante de celles des gouvernements occidentaux, en particulier de l’actuel gouvernement français. •
Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d’Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L’Apocalypse russe en 2008.
Entretien par Eléonore de Vulpillières
VERDU sur Éloquence : Tanguy à la tribune,…
“Il est bon !!”