PAR ÉRIC ZEMMOUR
À travers le conflit entre les deux anciens présidents de la République, c’est la bataille de deux France que nous décrit Robert Schneider, l’ancien journaliste du Nouvel Obs. Eric Zemmour dresse, de son ouvrage une analyse brillante et riche en aperçus historiques ou politiques. La défaite des deux anciens présidents fut aussi celle de la France. Mais peut-être avant tout celle d’un régime qui rend inopérants l’intelligence et le talent des hommes qui le servent.
Le chêne et le roseau. Le héros et le politique. Le lion et le renard. Richelieu et Mazarin. Entre de Gaulle et Mitterrand, la comparaison court sous la plume. Opposition physique, politique, historique. Le héraut de la France libre et celui de la gauche unie. Mais la comparaison vient surtout à l’esprit de la gauche, quand les gaullistes de stricte obédience y voient un sacrilège, un abaissement de leur héros, figure dominant tout le XXe siècle français, et dont le seul rival est à leurs yeux le géant du XIXe siècle : Napoléon. Robert Schneider fut longtemps un patron respecté du service politique du Nouvel Observateur. Il fait tout ce qu’il peut pour hisser Mitterrand à hauteur de son illustre prédécesseur*. Parfois, sa main tremble, la corde se relâche ; on n’y croit plus. Mais Schneider ne se décourage pas. D’une plume plate mais ferme, il conduit son affaire sans mollir, dessinant les grands moments historiques de leur affrontement, 1940, 1946, 1958, 1965, forgeant la légende – démentie par l’intéressé – d’un Mitterrand hanté à l’Élysée par la figure tutélaire du « Connétable ». Ce n’est pas souvent neuf, mais toujours intéressant.
Les institutions de la Ve République servent le propos de notre auteur, qui font de tout président élu par le peuple un monarque en puissance. Mitterrand est le dernier à avoir réussi à endosser l’habit de drap épais et de haute lignée découpé par de Gaulle pour la fonction. Ensuite est venu le temps des nains. Mitterrand avait prévenu: « Après moi, il n’y aura plus de grand président. » Il est vrai – et c’est là où réside sa perversité soigneusement éludée par notre auteur – qu’il a tout fait pour cela.
Les deux hommes venaient de la même France terrienne et catholique. Pas étonnant qu’ils aient tous deux été désarçonnés par la révolution urbaine et cosmopolite que fut Mai 68. De Gaulle l’affronta et tomba les armes à la main, tandis que Mitterrand l’embrassa pour mieux la dominer.
« Mêmes racines, même empreinte catholique, même bagage littéraire et historique, ou presque. Même soif de lectures, même besoin d’écriture, même autorité naturelle, même emprise sur les autres, même aptitude naturelle au commandement, même certitude d’un destin… Comparé à ces convergences venues de loin, ce qui les sépare paraît de peu de poids. »
Schneider voit la cause de leur affrontement non dans leurs différences, mais dans leurs ressemblances. Enfants de la même France millénaire, avec le même tempérament impérieux, le plus jeune ne pouvait se soumettre au plus ancien, rébellion que ne pouvait souffrir l’aîné. « Formés au même moule, ils se sont trop bien compris. » Explication classique, psychologique, journalistique. Explication qui n’est pas fausse. Mais peut-être trop évidente pour être profonde. Schneider constate leur différence de génération – « Bien sûr, ils ne sont pas de la même génération. Vingt-six ans chargés d’histoire les séparent » – mais n’en déduit rien. Et si le cœur de cette « bataille des deux France » se trouvait là, trop visible pour être vu ?
De Gaulle appartient à la génération d’avant la guerre de 1914. Celle de la Revanche. Celle qui croit encore que la France peut dominer l’Europe. Celle qui croit encore que la guerre est l’outil privilégié de la grandeur française. Comme sous Louis XIV ou Napoléon. À 23 ans, au cours d’une conférence intitulée Du patriotisme, de Gaulle écrit : « La guerre développe dans le cœur de l’homme beaucoup de ce qu’il y a de bien ; la paix y laisse croître ce qu’il y a de mal.»
Jeunesses françaises aux antipodes
Cette certitude française s’effondre dans les tranchées. Les derniers héros de l’histoire de France enterrent là leurs illusions séculaires. Mitterrand est né en 1916. Il est de la génération qui n’y croit plus. Ni en la France ni en la guerre. Jeune homme, Mitterrand écrit à son ami Georges Dayan : « Quel crime la guerre. C’est l’épouvante et la misère des hommes. » Son dernier discours de président, en 1995, répétera son cri de jeunesse : « Le nationalisme, c’est la guerre. » Mitterrand appartient à la première génération pacifiste de l’histoire de France. De Gaulle est un homme du XIXe siècle, Mitterrand du XXe. De Gaulle est plus près de Clemenceau ou Poincaré, Mitterrand d’Aristide Briand. Leurs choix fondamentaux sont héritiers de ces jeunesses françaises aux antipodes. De Gaulle croit d’abord en la France éternelle, où la république n’est qu’un régime parmi d’autres, le mieux adapté à notre époque, mais pas le plus glorieux. Mitterrand défend d’abord la république, imagine ingénument à la Libération qu’on peut inventer une France nouvelle, même si son goût pour l’histoire et son esthétisme charnel le relient à la France des rois et des terroirs. De Gaulle liquide l’Algérie mais la remplace par la bombe atomique. Mitterrand liquide le socialisme et le remplace par l’Europe. De Gaulle traite l’ONU de « machin ». Mitterrand y voit « un embryon de gouvernement mondial » et peuple les organisations internationales de Français. De Gaulle défend farouchement la souveraineté nationale contre l’Europe. Mitterrand la fond sans état d’âme dans l’Europe. Mitterrand a raison de pointer la suite cruelle d’échecs de De Gaulle, en Algérie comme en Europe ; tentative vaine pour ressusciter une Europe sous hégémonie française, à chaque fois vaincue par l’imperium américain, et la résistance sourde de l’Allemagne.
Mais Schneider néglige le fait que Mitterrand a lui aussi perdu sa bataille pour l’Europe fédérale, celle de Maastricht, qui « ligoterait l’Allemagne en lui enlevant le mark, sa bombe atomique ». L’Europe est devenue une construction oligarchique, qui dérive de plus en plus, sous domination allemande, vers une sorte de Saint-Empire américain germanique, que Mitterrand comme de Gaulle tentait justement de repousser. De Gaulle et Mitterrand ont chacun incarné une certaine idée de la France et de l’Europe ; et deux tentatives désespérées et antagonistes de sauver l’hégémonie française sur le Continent. Ils seront unis dans une même défaite, celle de la France. •
*De Gaulle & Mitterrand, Robert Schneider, Éd. Perrin. 227 p., 17,90 €
La différence était que De Gaulle était capable de dire non et de faire la politique de la chaise vide pour que nos intérêts soient entendus. Elle est majeure !
De Gaulle n’a aucune racine terrienne sur plusieurs générations. Parce qu’il avait des idées traditionnelles sur beaucoup de sujets, il en faut pas en faire un rural.
De Gaulle n’a aucune racine terrienne sur plusieurs générations. Parce qu’il avait des idées traditionnelles sur beaucoup de sujets, il en faut pas en faire un rural.
De Gaulle n’a aucune racine terrienne sur plusieurs générations. Parce qu’il avait des idées traditionnelles sur beaucoup de sujets, il en faut pas en faire un rural.
Mitterrand ne s’est jamais remis de la défaite de 1940, qui signe la déconfiture d’un régime et pour lui de ses illusions sur son pays. Ce fut un choc dont il ne releva pas. Il a consacré sa vie à sa carrière, mais sa culture le portait à l’Ancienne France , celle oui des racines rurales et bourgeoises catholiques . . De Gaulle a rêvé à la France, de continuer son histoire, mais sa culture littéraire restait très peu enracinée.
Il est vrai que . Mitterrand est un personnage de roman: ,Rastignac, de Gaulle de théâtre , qui n’ a jamais su choisir entre la statue du Commandeur et celle de Monk . Tous deux ont assumé le destin de la France, le premier en Résistant, le second en fédérant la gauche, et en surfant sur elle, mais aucun n’ a pu ou su transmettre ou passer le relais dans un régime qui agonise. Tous deux ont finalement consolidé un régime, qui par nature est vide. Mitterrand, le plus doué pour la littérature, de Gaulle pour l’épopée, nous ont laissé nus devant ce régime qui agonise. . Finalement tous deux se rejoignent dans un secret désespoir qu’ils n’ont conjuré qu’un temps. C’est bien leur faille secrète. A nous de surmonter cette tentation , sans renier ce qui a pu les faire par moment grands, l’un en reposant la question de la légitimité de la France non sans douleur, l’autre en assumant à travers son ambiguïté un souci de son héritage familial. .