Constantine en Algérie
Par Péroncel-Hugoz
Sur la lancée algérienne de sa précédente chronique, Peroncel-Hugoz passe cette semaine de la culture à la politique, et donne son coup de dent à ce qui est, selon lui, depuis ses débuts, l’un des travers majeurs du régime d’Alger : l’espionnite … Vétéran des grands-reporters du « Monde », Péroncel-Hugoz a travaillé dans plusieurs pays arabes avec une longue halte en Algérie où il eut sérieusement maille à partir plusieurs fois avec les autorités. Il poursuit une série de chroniques consacrées à ses « années algériennes ». Elles nous diront aussi quelque chose de l’Algérie d’aujourd’hui.
Parmi mes manies figure l’ordre, y compris quand je ne suis que de passage dans une chambre d’hôtel. « L’air de rien, l’ordre et la méthode ont fait la force de la Vieille Europe », devait me dire un jour le président-poète sénégalais Léopold Senghor, sans doute pour me décomplexer.
En tout cas à mon niveau, ce trait m’a toujours simplifié la vie, notamment dans mon métier de journaliste.
Tout ça afin de vous dire qu’au fil de ma tournée pour le premier recensement industriel de l’Algérie indépendante avec une dizaine de jeunes enquêteurs algériens, en 1965-1966, je me rendis compte à plusieurs reprises d’un désordre inexpliqué parmi mes affaires, notamment dans un hôtel de Constantine ou, deux jours de suite, après une absence de plusieurs heures, je trouvai mes affaires déplacées voire mélangées, notamment mes livres et papiers. Je me rassurai un moment en pensant que ça devait être dû au tout jeune garçon d’étage assez rustaud, affecté au service.
Le bruit circulait alors en Algérie que les autorités surveillaient de près des allogènes venus dans l’intention de convertir des indigènes au christianisme, mais il s’agissait de missionnaires évangéliques états-uniens et je n’ai rien, vraiment rien de commun avec ces gens-là… En outre, à l’époque, on m’aurait plutôt soupçonné d’être passé à l’islam car pour tester la résistance du corps humain au jeûne de Ramadan, durant lequel on se trouvait, je m’étais mis à jeûner … J’ai déjà raconté cette expérience personnelle sur ce blog le 11 juillet 2014.
Nouveau en Algérie, connaissant encore mal les pratiques policières du pouvoir local, je me rendis naturellement et chez le consul de France dans le chef-lieu de l’Est algérien et chez Mgr Pinier, alors évêque de Constantine et d’Hippone pour les informer et leur demander conseil. Tout deux, séparément, bondirent sur leur fauteuil : « Mais que vous êtes naïf, M. Péroncel-Hugoz, tout étranger est suspect aux yeux de ce régime soupçonneux et pratiquement tout visiteur se voit mis au moins un temps sous surveillance et ses bagages ont droit à une ou plusieurs fouilles quant il s’absente de sa chambre … Chacun sait cela ici ». Je me le tins pour dit.
Comme je n’avais aucunement l’intention de renverser le gouvernement algérien et que j’estimais n’avoir rien à me reprocher vis-à-vis du pays, je continuai mes activités sans plus me soucier de fouilles ou filatures, abandonnant ces messieurs à leurs soupçonnite et espionnite maladives … J’avais mon enquête nationale à conduire de Tizi-Ouzou à Tamanrasset, de La Calle à Zouj-Beghal. J’avais aussi à terminer un mémoire pour l’Université de Genève sur « la politique du Royaume arabe de Napoléon III en Algérie », mémoire pour lequel j’avais bénéficié d’une bourse de la Confédération suisse.
Les bonnes manières de Si Mahmoud Bouayed, directeur de la Bibliothèque nationale d’Alger, me firent vite oublier les tripotages de la terrible « SM » dans mon innocente valise. Cela dit, j’avais compris la vraie nature de la « République algérienne démocratique et populaire », résumée en ces deux initiales, « SM », qui ne furent bientôt plus prononcées qu’à voix basse par l’Algérien moyen ; SM = Sécurité militaire, alors principal instrument de surveillance de la population, allogènes compris, par le régime opaque vers lequel avait bifurqué la jeune Algérie, à son corps défendant, par la faute de quelques « flics » algériens formés à la soviétique en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie et qui, par leurs manœuvres sans scrupules, avaient vite mis la main sur le noyau décideur du gouvernement d’Alger. Et cela, autant que je sache, dure encore en 2016. •
Repris du journal en ligne marocain le 360 du 05.02.2016
Texte remarquable, comme toujours et illustration admirablement choisie. Cette photographie de Constantine correspond exactement à l’image que, personnellement, j’ai conservée dans mon souvenir, de mon lointain passage dans cette ville, en 1968, lors d’un voyage d’étudiant.