Après le lancement d’une pétition en ligne par la militante Caroline de Haas, la mobilisation des jeunes contre la loi El Khomri s’étend sur la toile avec le mot-clé #OnVautMieuxQueCa. Mathieu Slama décrypte ici pour Figarovox [26.02] le premier mouvement social exclusivement sur internet. Mathieu Slama est spécialiste de la communication de crise. Mais nous avons aussi noté qu’il est un excellent observateur des évolutions sociétales et que sa position critique à l’endroit de la modernité va souvent au fond des choses. De quoi débattre … LFAR
Après le lancement d’une pétition en ligne par la militante Caroline de Haas sur Change.org, qui a recueilli 508 000 signatures, des Youtubeurs ont réagi à la loi El Khomri. Dans une vidéo mise en ligne, mercredi 24 février, une dizaine de vidéastes interpellent les internautes sur « les menaces que représente le projet pour les travailleurs ». Ils invitent ceux qui les regardent à partager leur témoignage. La contestation s’organise désormais à travers le web et les réseaux sociaux. Que cela révèle-t-il ? Est-ce totalement inédit ?
Mathieu Slama : C’est à ma connaissance le premier cas de contestation sociale exclusivement (pour le moment) sur Internet. Avec plusieurs initiatives qui se combinent: à la fois sur Facebook, sur Twitter, sur YouTube et sur Change.org (site qui recueille des pétitions que chacun peut soumettre ou signer). Le mouvement prend une ampleur inédite sur Internet: la pétition sur Change.org en est à l’heure où je vous parle à plus de 600 000 signatures., la vidéo sur YouTube en est à plus de 100 000 vues et sur Twitter le mouvement est devenu viral.
On constate sur Twitter que le mouvement prend souvent la forme de témoignages sur les déboires liés la recherche d’un emploi ou encore aux conditions de travail, quasi-systématiquement sur un ton mélangeant l’ironie et l’indignation. Or on sait bien que sur les réseaux sociaux, l’ironie et l’indignation sont les deux modes d’expression privilégiés par les internautes. Ajoutons à cela la dimension très politique et symbolique du sujet, l’impopularité sidérante du gouvernement et le fait que c’est la jeunesse qui s’implique: tout est réuni pour un mouvement viral.
Notons également que des leaders syndicaux et des personnalités influentes, comme Jean-Luc Mélenchon (qui montre une nouvelle fois son talent pour la communication), ont relayé le mouvement sur les réseaux sociaux, lui donnant un coup de pouce supplémentaire.
Ce qui est inédit est donc le caractère exclusif sur Internet. On se rappelle du mouvement de la Manif pour tous qui avait beaucoup utilisé les réseaux sociaux mais de manière complémentaire au mouvement dans la rue.
Ce qui est intéressant, et on y reviendra, c’est que ce mouvement intervient alors que, hors Manif pour tous, les manifestations et grèves sur les questions sociales sont de moins en moins suivies. Les syndicats n’arrivent plus à mobiliser dans la rue alors que le climat social est désastreux. Cela dit quelque chose de l’époque. Les dernières grandes manifs dans les rues sur des questions sociales datent, sauf erreur de ma part, de la réforme des retraites de la fin du quinquennat Sarkozy.
La mobilisation des jeunes rappelle le mouvement anti-CPE, mais sous une forme totalement différente …
La similitude réside dans les thèmes de la revendication: l’emploi et la jeunesse. Le lien est donc évident, et d’ailleurs rappelé sur les réseaux sociaux. Lors des manifestations anti-CPE, le mode d’expression était classique: manifestations dans les rues, blocages d’universités… Les réseaux sociaux n’existaient pas à l’époque.
Les contributions, texte et vidéo, publiées sous le mot-clé #OnVautMieuxQueCa, seront agrégées et partagées par ces vidéastes. Le rituel collectif de la manif est remplacé par des vidéos individuelles. Cela n’a-t-il pas un côté narcissique ?
Plutôt que narcissique, ce mouvement est avant tout individualiste, là où la manifestation « classique », dans la rue, a toujours deux objets : la revendication bien-sûr, mais aussi le mouvement collectif lui-même et l’émulation qu’il suscite. Cette dérive individualiste est vieille comme la démocratie (déjà Tocqueville dans la première moitié du XIXe siècle s’en inquiétait) mais elle est préoccupante car elle participe d’une ambiance générale, aggravée par Internet. Rappelons que dès la fin des années 90, en réaction à l’émergence des premières pétitions en ligne, plusieurs chercheurs avaient alerté sur de nouvelles formes de mobilisation qui s’écartaient du militantisme collectif au profit de l’engagement individuel. Plus récemment, on se rappelle du débat autour du « Je » du slogan viral « Je suis Charlie »… La Manif pour tous avait suscité un espoir justement parce qu’il s’agissait d’un mouvement collectif, d’autant plus qu’il s’agissait d’un mouvement engagé non pas au nom d’intérêts individuels mais au nom d’une certaine idée de la vie commune. Mais sur les questions sociales, la dimension collective et tous les symboles qu’elle charrient sont en train, comble de l’ironie, de s’effacer au profit de l’individu. En d’autres termes : les luttes sociales sont à leur tour récupérées par l’individualisme et le libéralisme contemporains. Je ne suis pas sûr que Marx ou Proudhon auraient apprécié cette mutation…
Mais au final tout cela est-il si surprenant ? Internet et les réseaux sociaux ont envahi toutes les sphères de la vie en société, participant du grand mouvement individualiste des sociétés occidentales. Il n’y a pas de raison que les mouvement sociaux soient épargnés par ce phénomène.
Une dernière question, et non des moindres, se pose à nous: comment évaluer la réelle mobilisation sur Internet et ce qu’elle représente? Publier un tweet sur les réseaux sociaux derrière un écran d’ordinateur est une action «indolore»: elle n’engage pas à grand-chose. Descendre dans la rue est déjà un engagement plus fort, qui témoigne d’une toute autre intensité de mobilisation. A cet égard il sera intéressant d’observer la manière dont ce mouvement se traduit ou non dans la rue.
Toutes proportions gardées, le mouvement rappelle-t-il les printemps arabes ?
Les printemps arabes se sont certes appuyés sur les réseaux sociaux, mais ils se sont traduits par des mouvements très concrets, dans la rue, avec parfois des conséquences terribles. Et du point de vue de l’importance historique, la comparaison n’est pas vraiment possible.
En revanche l’enjeu de cette mobilisation contre la loi El-Khomri n’est pas petit, et on espère qu’il relancera de manière salutaire le débat qui est en train de renaître sur la condition humaine au travail. On a en effet observé ces derniers mois des débats très importants sur le «burnout» au travail ou encore sur l’horreur du management, cette religion moderne du capitalisme si bien analysée par un penseur comme Pierre Legendre. Pour comprendre les dérives de notre modernité et ses conséquences sur notre conception de l’homme, ces questions-là sont essentielles.
Le gouvernement a lui-même tenté d’utilisé le web pour répondre ?
Un compte Twitter de la loi El Khomri a été créé (l’idée étant de «personnaliser» cette loi), avec un premier message qui a été tourné en dérision par les internautes. Résultat, des comptes parodiques ont été créés, comme par exemple un compte «déchéance de la nationalité» ou encore «loi Renseignement». Précisons également que la ministre du Travail a répondu en ligne à la pétition sur le site de Change.org, signe qu’elle a conscience de l’importance que le mouvement prend sur Internet et de la nécessité d’y répondre sur le même terrain.
Mais soyons réalistes: la bataille de la communication est perdue d’avance pour le gouvernement. C’est d’abord un problème d’émetteur: comment le gouvernement, dont la parole doit en principe traduire une forme d’autorité et de gravité (surtout sur un tel sujet), pourrait-il être audible là où règnent la dérision, la moquerie et la légèreté, Internet? Si l’on ajoute à cela l’impopularité du gouvernement, la défiance des Français et notamment des jeunes vis-à-vis des responsables politiques et le climat social très défavorable, il est évident que le gouvernement ne remportera pas ce combat, du moins pas sur le terrain de la communication. •
Entretien par Alexandre Devecchio
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Twitter : @AlexDevecchio
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