Cet article est paru dans le numéro 149 de Politique magazine, inséré dans un dossier consacré aux point chauds de l’actualité nationale et internationale à un an du terme du mandat de François Hollande. Cette réflexion géopolitique nous apparaît d’une grande importance du point de vue des intérêts français. LFAR
Deux systèmes d’alliances s’opposent désormais en Syrie, selon le modèle périlleux des coalitions. Elles portent le risque d’une explosion incontrôlable. Les mois qui viennent seront déterminants.
Sarajevo ! Un siècle après la grande tuerie de 1914-1918, ce nom continue de nous hanter. Il rappelle comment un événement fortuit peut déclencher un embrasement planétaire qu’aucun gouvernement ne souhaitait et que les milieux financiers de l’époque tenaient pour impossible du fait de l’expansion du commerce international et de l’imbrication des économies. Depuis, les historiens se sont penchés sur l’implacable enchaînement de circonstances qui, en moins de cinq semaines, aboutit à un conflit d’une ampleur apocalyptique. Et tous de s’accorder pour y voir la conséquence tragique de la formation de deux systèmes antagonistes d’alliances – Triplice contre Triple Entente – liés chacun par des garanties de soutien militaire automatique.
Un quart de siècle plus tard, en 1940, un jeu similaire d’alliances allait pourtant conduire au même résultat fatal et achever de plonger l’Europe dans un déclin dont elle n’est jamais sortie.
Au moins, depuis la chute de l’empire soviétique, pouvions-nous imaginer être débarrassés pour longtemps du spectre d’une nouvelle guerre mondiale. Après que le mirage de « l’hyperpuissance américaine » se fut évanoui dans les sables irakiens, diplomates et « experts » nous expliquaient que la fluidité des relations internationales, introduite par l’ascension fulgurante de plusieurs puissances émergentes, mettait l’humanité à l’abri de tout nouvel affrontement entre deux grands blocs hostiles. Avec le XXIe siècle, nous étions entrés, assuraient-ils, dans un temps où s’imposeraient des formes de guerre inédites et limitées, telles celles déjà mises en œuvre par l’administration américaine sous le qualificatif d’ « empreinte légère », fondées sur la cyberguerre et l’utilisation massive de drones – 5 000 « exécutions » ciblées à travers le monde depuis 2005. Dans le même esprit, Washington a inventé l’ingénieuse notion de « leadership depuis l’arrière » qui consiste à intervenir uniquement en soutien d’alliés auxquels est confiée la responsabilité des opérations comme ce fut le cas hier pour les Britanniques et les Français en Libye et comme ce l’est aujourd’hui pour nos troupes au Sahel.
L’obsession de Washington : abaisser la Russie
Il y a bien la nouvelle stratégie d’Obama visant à contenir les velléités d’expansion de la Chine et pompeusement baptisée « Pivot pour l’Asie ». Mais en dépit des initiatives provocatrices de Pékin en mer de Chine, telles la construction d’ilots artificiels à usage militaire ou l’installation de batteries de missiles sol-air perfectionnés sur certaines îles contestées, rares sont ceux qui croient au danger d’une escalade incontrôlable. En dépit de leur apparente audace, les successeurs de Mao sont surtout passés maîtres dans l’art de modifier les rapports de forces de manière subtile, en jouant alternativement de la menace et de la séduction. Les dirigeants de Pékin possèdent une trop parfaite conscience de leurs insuffisances militaires et de leur relatif isolement en Asie orientale pour se lancer tête baissée dans un affrontement armé avec les Etats-Unis et leurs alliés qu’ils seraient sûrs de perdre. Convaincus que le temps ne manquera pas de pencher en leur faveur, ils guettent patiemment les signes d’un déclin accentué des Etats-Unis qu’ils tiennent pour inévitable. S’il est une chose à laquelle ces héritiers de Confucius ne croiront jamais, c’est en la pérennité des sociétés multiraciales et multiculturelles. Aussi sont-ils possédés de la conviction qu’il leur suffit d’attendre pour prendre un jour la place du géant américain.
Voilà autant de facteurs sur lesquels croyaient pouvoir s’appuyer ceux qui nous prédisaient avec confiance l’avènement d’une configuration internationale d’où les risques d’une guerre générale auraient disparu. C’était compter sans l’aveuglement qui semble s’être emparé de l’actuel chef de la Maison Blanche sous l’influence déterminante de son équipe de conseillers diplomatiques. Des hommes et des femmes qui ont pour maître à penser le vieux Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président Carter. Depuis plus d’un quart de siècle, aucune des évolutions majeures de la scène internationale n’aura réussi à délivrer cet homme de 88 ans, né en Pologne, de son idée fixe : la Russie reste l’adversaire à abattre. Auprès de cet objectif central, la montée en puissance de la Chine et le déferlement islamiste sont à ses yeux des menaces secondaires. Les Etats-Unis ne seront en sûreté qu’après avoir achevé leur travail de démembrement de l’ex-Union soviétique. Aussi est-il urgent de réduire la Fédération de Russie aux dimensions d’une Moscovie, condamnée au rôle de modeste puissance régionale.
Le grand retour des coalitions
Habituée à transformer les caprices des hôtes de la Maison Blanche en prévisions étayées, la CIA a déposé en février 2015 dans le bureau ovale un volumineux rapport rédigé par le cabinet Strategic Forecasting dont les conclusions correspondent exactement à ce qu’Obama et les siens désiraient lire : d’ici à 2025, victime d’un effondrement de son économie et de forces centrifuges irrésistibles, la Russie aura cessé d’exister sous sa forme actuelle ! Le contenu de ce rapport n’est pas resté longtemps confidentiel mais il n’aura servi qu’à renforcer le maître du Kremlin dans son sentiment que les Américains étaient engagés dans une énorme entreprise multiforme de déstabilisation et de destruction de son pays. La « révolution de Maïdan » pilotée de bout en bout en Ukraine par la secrétaire d’état adjointe, Victoria Nuland, le déploiement de troupes et de matériels offensifs de l’Otan aux frontières mêmes de la Russie, le quadruplement du budget des forces américaines sur le Vieux Continent, l’organisation incessante de manœuvres militaires à participation américaine dans les pays baltes et scandinaves, constituaient pour Vladimir Poutine autant de défis insupportables.
Fidèle à une méthode éprouvée, le président russe a réagi de manière fulgurante et là où nul ne l’attendait. En privant Obama et ses alliés turc et saoudien d’une victoire en Syrie qui ne semblait plus pouvoir leur échapper, il s’offre le plaisir de défier tout à la fois le chef de la Maison Blanche, le maître actuel de la Sublime Porte qu’une rivalité ancestrale oppose au Kremlin et cette monarchie wahhabite qui n’a cessé de financer les activités des groupes musulmans subversifs dans le Caucase et en Sibérie méridionale. Mais Poutine n’aurait pu obtenir les succès remportés sur le terrain sans l’appui décisif du Hezbollah et de l’Iran en voie de constituer un seul bloc chiite de Téhéran aux faubourgs de Beyrouth. En face, Ankara resserre fébrilement ses liens avec Riyad qui entreprend de rassembler de son côté l’ensemble des pays sunnites de la planète dans une ébauche d’alliance diplomatique et militaire. Voilà soudain le grand retour des coalitions avec le péril mortel qu’elles ont toujours porté dans leurs flancs. Membre de l’Otan, le moderne sultan Erdogan rêve en secret d’entraîner les Occidentaux dans un conflit ouvert avec la Russie comme parvinrent à le faire jadis ses prédécesseurs ottomans en Crimée. Les yeux fixés sur l’abîme, Obama tergiverse. Mais il pourrait suffire d’une étincelle. Comment prononce-t-on Sarajevo en arabe ? •
doublement heureux de lire cet article.A cause de la clarté imparable de son analyse et de ses conclusions.En suite parcequ’il dit la meme chose que ce que j’ai écrit dans mon intervention sur »Moscou/Maroc : axe gagnant » Dans l’affrontement USA-Russie qui se déroule sous nos yeux les USA sont bien l’agresseur. Il suffit pour le comprendre de considerer les FAITS objectifs,sans se laisser enfumer par la désinformation massive de la majorité de nos medias et particulierement des commentateurs de ces etonnants » débats » télé visuels rassemblant des intervenants qui PENSENT TOUS LA MEME CHOSE en braves petits suppletifs de la politique US. A la considerer objectivement on est tenté de paraphraser Clemenceau : »La politique mondiale est une chose trop serieuse pour la confier a des Américains…… »
Et ce n’est pas le spectacle hallucinant de l’actuelle campagne presidentielle US qui peut faire changer d’avis! Que la plus grande puissance du monde aie le choix pour son prochain quinquennat presidentiel entre un Donald Trump et une Hillary Clinton dépasse l’entendement! Meme le dilemme Sarkozy/Hollande est enfoncé ……c’est tout dire……
Etant français avant tout et européen, américanophile et russophile (j’ai appris le russe au lycée comme seconde langue vivante par amour de sa littérature et la beauté (de mon point de vue sans doute un peu romantique) de la Russie d’avant la révolution bolchevique de 1917), je lis et écoute ce qu’écrivent et disent ici et là les esprits dignes d’attention. Et en lisant votre article et le commentaire de Monsieur Portier, j’ai envie de dire familièrement et simplement : on se calme, on se calme.
Evoquer le mal et le bien de façon trop tranchée à propos de questions aussi complexes que les relations internationales, les conflits actuels, les risques de guerres du futur, les alliances plus ou moins passagères en fonction des intérêts du moment, les arrière pensées de tel ou tel chef d’Etat, penseur, stratège ou expert me semble très risqué et sujet à controverses sans fin .
Je ne veux pas contredire ou approuver vos propos, et ce que vous écrivez est très intéressant mais le débat qui importe pour la France d’aujourd’hui dans les multiples scénarios internationaux que vous décrivez me semble être aussi et surtout : où est l’intérêt de la France (mais au fait quelle France ?) (et accessoirement celui de l’Europe mais aussi quelle Europe ?) dans les combinaisons multiples que permettent et imposent les relations internationales par les temps qui courent ?
Au fond, Gilbert Claret ne contredit rien de ce qui a été écrit ici, ni personne. Il conseille de se calmer, d’être prudents et nuancés, face à la complexité des problèmes et à leurs évolutions. Comment ne pas en être d’accord ? En matière de politique étrangère, comme en d’autres, notre maître et modèle est Jacques Bainville, qui n’était pas un excité mais plutôt le contraire. Il nen était pas moins préoccupé, anxieux, de l’affaiblissement de lQa France et de l’Europe et des menaces qu’il voyait se lever contre elles. En fait, ce que Gilles Varange analyse ici, ce sont les risques que comporte la logique des coalitions, celle là même qui nous a conduits aux deux guerres mondiales dont la France et l’qEurope sont sorties saignées à blanc. La menace du renouvellement de telles horreurs explique et peut-être excuse que l’on éprouve quelque passion dans le fait de les voir se lever de nouveau …