Dans son dernier essai, Le monde au défi, Hubert Védrine fait le constat de l’impuissance voire de l’inexistence de la communauté internationale. Il dresse un vaste et éclairant panorama de l’état du monde et des illusions perdues du marché, de la mondialisation heureuse et de l’Union européenne. Secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand et ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, Hubert Védrine se distingue par sa finesse d’analyse et sa connaissance précise des dossiers. Loin des incantations et de la dialectique binaire qui tend à remplacer la géopolitique, il défend, à la manière d’un Bainville, une vision réaliste et pragmatique de la politique étrangère. Il plaide pour « un retour au monde réel, et inévitablement à la realpolitik, moins néfaste que l’irreal politik.»Lafautearousseau en publie au fil des jours des extraits choisis par Vincent Trémolet de Villers pour Le Figaro [8.04]. LFAR
L’Occident désemparé
La construction européenne, nouvel objet politique aux justifications successives, s’était d’ailleurs voulue depuis l’origine sans racines, sans origines, post-historique et post-tragique, fondée, par génération spontanée, sur le dépassement, voire la négation des nations et des identités des peuples comme sur celui de la puissance. Plus tard, réunis en 2003-2004 au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, la majorité des représentants des États membres refuserait d’assumer une évidence: les racines chrétiennes de l’Europe. Il s’agissait pourtant de racines, pas de programme! Autre exemple, ses pères fondateurs européens la proclamaient «mère de la paix» («l’Europe, c’est la paix!»), alors qu’elle était plutôt la fille inventive de la paix imposée sur le continent par l’URSS et les États-Unis, les premiers pères fondateurs ayant été Staline par la menace, Truman par la réponse. L’Europe avait été conçue depuis l’origine, selon Monnet et Schuman, sous parapluie américain, sans aucun projet de puissance. Ce manque de racines et de sens assumé (imagerie européenne vide et symboles creux que ne compense pas un drapeau marial détourné) la rattrape aujourd’hui, au point de saper ses fondements.
À l’opposé, Samuel Huntington avait, dès 1993, alerté sur un risque de «choc des civilisations», notamment entre l’Occident et l’Islam. Que n’avait-il dit! Cela le fit vivement condamner par les chiens de garde de la bien-pensance universaliste, alors dominante en Occident, comme s’il avait préconisé le clash et non pas alerté sur le risque. Quand le président Jacques Chirac me dit un jour de l’année 2002: «Je condamne cette théorie», je lui répondis: «Je combats ce risque, car il y a, de part et d’autre, des minorités qui jouent le clash.» Il reprit: «Mais ce n’est pas un choc de civilisations, ni même de cultures, mais d’incultures!» Et moi: «Vous avez raison, et c’est pourquoi c’est si dangereux.» Les incultures occidentale et musulmane portent en elles le risque d’un affrontement sans fin… Durant la décennie 1990, et encore après, en Europe, le parti du «Bien», qu’aucun doute n’effleure jamais, a continué de postuler comme une évidence que notre universalisme… est universel, même si c’est un universalisme qui s’est sapé lui-même, de l’intérieur, en acceptant les communautarismes et, a l’extérieur, en intervenant militairement plusieurs fois à tort.
En réalité, personne en Occident n’accepte de se remettre sérieusement en cause en raison de ce que pensent, ressentent et revendiquent les peuples anciennement colonisés ou le monde russe. Non qu’il faille nécessairement leur donner raison, mais au moins les écouter et réfléchir. Pour beaucoup, c’est tout simplement impensable. Américaine ou européenne, la vision occidentale prédominante dans ces années n’a tenu aucun compte de ce que ressentait the rest, c’est-à-dire tous les autres. Ou alors s’est imposé dans certains milieux, et tout spécialement en France, l’excès inverse: culpabilité, repentance et, sous prétexte du rejet de la haine de l’autre, haine de soi. ♦
A lire aussi dans Lafautearousseau :
Hubert Védrine [1] : « La communauté internationale n’existe pas »
Hubert Védrine [2] : « L’hubris américaine »
Hubert Védrine [3] : « Le marché impuissant »
Le monde au défi, Fayard, 180 p.
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“Nous ne sommes pas capables en France d’une révolution de velours, nous sommes incapables de faire…”