Philippe Guiguet à Tanger © Copyright : DR
Par Péroncel-Hugoz
Non sans quelque présomption, notre confrère croyait avoir tout lu, tout vu sur Tanger, et puis il est tombé sur un satané petit livre traitant de la métropole du Détroit …
Oui, j’ai connu Tanger au temps douloureux où elle n’était pas aimée de son roi, à l’époque Hassan II (en revanche, la ville fut prisée par Lalla Abla, mère du défunt monarque) ; quand Tahar Ben Jelloun publiait ses premiers vers, préfacés par Abraham Serfaty et me recommandait à son frère, bon habilleur tangérois ; lorsque je louais une maison, sur les remparts d’Asilah, à un oncle de Si Mohamed Ben Aïssa, futur ministre en vue et qui était alors en train de faire de cette ancienne place-forte portugaise l’un des pôles culturels de Chérifie.
Je connus donc les derniers feux de la société cosmopolite tangéroise, de David Herbert à Paul Bowles via Marguerite McBey ; j’étais alors correspondant du «Monde» en Alger et je venais oublier un peu, de temps en temps, en Tingitanie, les rigueurs de la dictature Boumediene ; je pris le pli, en ces années-là, et je l’ai conservé, de lire ou voir à peu près tout ce qui concernait Tanger, des fondateurs phéniciens aux conquérants arabes ; d’Ibn Batouta à Lotfi Akalaÿ; de John Hopkins à Rachid Taferssiti; sans oublier bien sûr ce mini-chef-d’oeuvre littéraire qu’est l’inquiétante nouvelle «Hécate et ses chiens» de Paul Morand lequel, à Tanger, et ça ne s’invente pas, habita la rue Shakespeare ; je crois également en 50 ans, avoir visionné une moitié des 100 films inspirés en 100 ans par l’ancienne Tingis.
Connaissant mon tropisme culturel tangérois, un camarade salétin, lecteur curieux, me rapporta du Nord marocain, ce printemps 2016, un mince volume d’environ 100 pages avec une couverture assez fade et maladroite portant un nom inconnu de moi : Philippe Guiguet-Bologne, nanti, en page de garde, d’une photo sous-exposée illisible … Sans omettre un éditeur local, basé à Tanger, que plusieurs librairies casablancaises ignorèrent jusqu’à prétendre à l’impossibilité de commander ce pauvre petit bouquin … ( là, j’en profite pour donner un bon coup de dent, bien mérité croyez-moi, à ces «libraires», de Casa ou Rabat, qui affichent sans vergogne le plus complet mépris pour les éditeurs francophones du cru, et, quand ils détiennent leurs publications, les placent généralement dans un coin peu visible de leur magasin … Vous avez dit «masochisme» ? «Autodénigrement» ? Mais si vous prononcez les noms de quelques éditeurs parisiens, voire à la rigueur romands ou wallons, alors là, en avant l’empressement de ces messieurs pour passer aussitôt commande …)
Raison de plus, face à cet ostracisme suicidaire pour lire ce brave petit livre. Je le fis, avec l’exemplaire prêté par le Salétin, donc, et je l’avoue, je fus d’emblée irrité par l’utilisation de termes propres au darija, et parfois au darija du Nord — et tout ça sans index ! Merci pour le lecteur non arabophone! Néanmoins, ma curiosité étant forte, je persévérai, et — d’où cette chronique — je fus vite séduit malgré une ponctuation trop souvent àpeupréiste (où sont passés les traits d’union, un des marqueurs de la langue française ? Louis Philippe ce sont deux prénoms masculins ; Louis-Philippe c’est un roi des Français qui missionna Delacroix dans l’Empire chérifien ; belle fille c’est une jolie fille ; belle-fille, c’est une bru, et ainsi de suite … )
Donc, ce M. Guiguet, qui anima le Centre culturel français à Tripoli de Libye, sous la dictature kadhafiste, poste où il a dû en voir un peu de toutes les couleurs, ce M.Guiguet a une plume légère, souple, sans racolage ni clichés trop souvent dégainés dès qu’on parle de Tanger (non, je ne citerai personne …). Et puis, cet auteur en sait un rayon sur la Cité sans doute la plus ancienne du Maroc, et il nous le dit en douceur, sans pose, sans pédanterie, sans nous ennuyer jamais. Il sait toujours ajouter une nouveauté, une trouvaille, un fait oublié ou occulté sur des «classiques» de la Médina, comme l’ex-Légation états-unienne, tel ensemble palatial de la Casbah, telle parfumerie ou pâtisserie, ou bien un cinéma Art déco qui remarche ou une galerie d’art nouvelle. Après tous ces cadeaux au lecteur, soyez indulgent pour cette inexactitude historique mineure page 46 : la mission royale française Mornay-Delacroix, en 1832, ne fut pas envoyée auprès de l’empereur alaouite Moulay-Hassan 1er mais à l’un de ses prédécesseurs, Moulay-Abderrahmane…
Ce léger hiatus historique, ni les autres points faibles cités au début de cette chronique, ne nuisent pas à l’ensemble de l’ouvrage où on se distrait, où on apprend beaucoup, du mausolée du «Fils du Caneton» (Ibn Batouta) à Bab Teatro via la maison des chérifs d’Ouezzane ou celle du couturier Saint Laurent. C’est vrai qu’en filigrane du texte on aperçoit à plusieurs reprises un peu de cette internationale «gentry gay» (si vous me permettez cette expression franglaise) qui a ses habitudes à Tanger depuis au moins 150 ans (comme à Mykonos en Grèce, Hammamet en Tunisie ou Biskra jadis en Algérie) ; la plus belle illustration de cette « gentry » est sans doute le journaliste-espion britannique, Walter Harris, au début du XXe siècle. Mais Guiguet-Bologne déroule cette particularité avec une décence (hiya), une pudeur (aoura), toute marocaine à l’ancienne et qui me paraît être une des vertus cachées de ce «Socco». Les quelques ombres homoïdes dont Guiguet a parsemé son itinéraire tangérois sont d’autant plus acceptables, à mon sens, que cet auteur nous a en revanche épargné les rituels couplets morbides, chaque fois qu’il est question du Tanger années 1945-1965, sur les intellos indigènes ou allogènes (notamment nord-américains), méchamment ravagés par divers alcools tord-boyaux, kif et autre maâjoun*, type la lamentable Jane Bowles, et hantant ruelles et bouges de la vigie du détroit de Gibraltar.
Un volume à lire, donc, en insistant auprès des libraires pour qu’ils se procurent ce Tanger passé au microscope d’une érudition vivante ! •
* Sorte de « confiture » de feuilles de hachich pilées, mélangées à du miel, du sésame et autres ingrédients.
Petite Bibliothèque tangerine : « Socco, une promenade dans la vieille ville de Tanger », par Philippe Guiguet-Bologne, Ed. Slaiki Akhawayne, 1 rue de Youssoufia n°38, Tanger ; « Tanger entre Orient et Occident » par Philip Abensour, Ed. A. Sutton, BP 90 600 / 37542 Saint-Cyr-sur-Loire, France, photos anciennes légendées ; « Tange r» par Daniel Rondeau, Livre de Poche, Paris ; « Carnets de Tanger 1962-1979 », par John Hopkins, La Table ronde, Paris ; « Tanger, cité de rêve », livre-album par Rachid Taferssiti et Rachid Ouettassi, avec la collaboration de P. Champion, M.Choukri, D. Rondeau, M.Métalsi et Péroncel-Hugoz, Co-Ed. Paris-Méditerranée et la Croisée des Chemins, Casablanca ; « Tanger, le roi infidèle » et « Asilah, Tahar Ben Jelloun sous parasol » in « Villes du Sud », Balland, Paris puis Payot, Genève, par Peroncel-Hugoz.
Repris du journal en ligne marocain le 360 du 13.05.2016
Anne sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“Très beau commentaire en vérité. Je suis d’ailleurs persuadée que Bainville vous approuverait !”