Par Natacha Polony
Dans cette chronique [Figarovox 25.06] Natacha Polony développe sa réflexion – déjà fort intéressante en soi – en deux points : Le vote pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’est pas un signe de xénophobie. Et, d’autre part, le commencement d’une construction de l’Europe des peuples et des nations serait la traduction politique d’une grande civilisation. Nous n’avons jamais été opposés et sommes même favorables à une telle démarche. LFAR
Ils sont de retour. Les xénophobes, les racistes, ceux qui avaient accompagné le résultat du 29 mai 2005. Ceux qui courent à longueur d’éditoriaux ou de discours, sous la plume de Bernard-Henri Lévy ou de Franz-Olivier Giesbert, dans la voix de Jacques Attali ou de Pascal Lamy. Le peuple a voté, qu’il soit britannique aujourd’hui ou français hier, il a mal voté, il est donc xénophobe. Raciste, même. Voter pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, c’est militer pour la hiérarchie entre les races.
Voilà déjà longtemps que les tenants de la « seule politique possible » usent de ces notions de racisme et de xénophobie – user étant bien le terme – pour éviter de débattre de la nature et des motivations de leurs choix économiques et politiques. Évidemment, on aurait des raisons non négligeables de soupçonner une entourloupe idéologique, particulièrement de la part de gens qui nous expliquaient il y a peu que la Grande-Bretagne était un modèle de prospérité économique dont nous ferions bien – paresseux et réactionnaires que nous sommes – de nous inspirer, et qui affirment aujourd’hui avec gravité que le vote pro-Brexit n’est qu’une réponse un peu trop éruptive d’une classe ouvrière déboussolée par la crise. Et l’on connaît la suite : qui dit crise, dit besoin de boucs émissaires, dit flambée raciste contre les immigrés…
Qu’il existe dans tous les pays d’Europe (comme dans toute l’humanité, faut-il le rappeler ?) des racistes rêvant de préserver une supposée pureté, personne ne le niera. Mais voter contre l’Union européenne est-il une marque de xénophobie ? Et, question corollaire, voter pour l’Union européenne relève-t-il de l’amour de l’Autre et, plus largement, de l’adhésion à une citoyenneté européenne ? Et d’ailleurs, citoyenneté ou identité ?
Ceux qui nous vendent aujourd’hui une Union européenne essentiellement occupée à organiser la libre circulation des profits vers le paradis fiscal luxembourgeois et la libre circulation des travailleurs détachés vers des lieux où les protections sociales sont scandaleusement garanties vont-ils nous expliquer enfin quelle est leur définition de l’Europe ? De fait, on n’en trouve pas trace dans les traités précédemment signés.
L’Europe est-elle cette civilisation qui naît sur les ruines de l’Empire romain, dans des royaumes convertis de justesse au catholicisme après un passage par l’arianisme ? Doit-on garder le souvenir de la frontière marquée par les missions de Cyrille et Méthode qui la partage entre monde grec et monde latin, cette frontière qui a ressurgi quand l’Allemagne et le Vatican ont reconnu de manière unilatérale la Croatie (catholique et pro-allemande) qui voulait se séparer de la Serbie (orthodoxe et slave) ? L’identité de l’Europe est-elle dans cette communauté de penseurs humanistes qui, après 1453 et la prise de Constantinople par les Turcs, ont redécouvert l’Antiquité grâce aux lettrés byzantins ? Est-elle dans le libéralisme d’Adam Smith ou la déconstruction cartésienne, dans les Lumières de Montesquieu ou dans celles de Kant ?
Il est curieux que les contempteurs de la xénophobie soient justement ceux qui effacent consciencieusement cette histoire complexe de la civilisation européenne. Ni souvenir lointain de Rome et d’Athènes, ni royaumes chrétiens… surtout pas ! On risquerait de constater que la Turquie, décidément, n’a rien à faire dans l’Europe. On pourrait s’apercevoir que la France a au moins autant à voir avec les pays du pourtour méditerranéen, le Mare Nostrum des Romains, qu’avec les tolérants et froids scandinaves. Bref, mieux vaut nier l’autre, les autres, effacer leur histoire, pour permettre le grand marché. Nier l’histoire spécifique de la Grande-Bretagne, et même accuser le peuple le plus tourné vers le monde d’être désormais fermé sur lui-même. Un comble !
La négation des nations européennes et de leur histoire, maquillée en lutte contre la xénophobie, ne saurait se prévaloir d’une quelconque « ouverture à l’autre » (surtout de la part de gens qui ont soutenu et parfois suscité les guerres les plus hasardeuses et dont les réfugiés qui frappent aux portes de l’Europe sont les tristes témoins), pas plus que la négation des langues européennes au profit d’un « globish » de technocrates et de financiers ne saurait se faire passer pour un amour de l’Europe et de sa civilisation. Respecter la différence, c’est construire l’Europe sur l’articulation de ses différences et la liberté de ses peuples. C’est se souvenir que le peuple anglais n’a jamais eu besoin des leçons des élites françaises pour résister aux folies meurtrières.
Mais la vérité, c’est que la globalisation, unique programme de l’Union européenne, déteste les différences et s’accommode mal de l’esprit des peuples et de l’histoire des nations. Alors, remercions les Anglais qui, une fois de plus, nous ont rappelés aux devoirs des grands pays. « Ce n’est pas la fin, disait Churchill en 1942, ni même le commencement de la fin, mais c’est peut-être la fin du commencement. » Le commencement d’une construction de l’Europe des peuples et des nations, traduction politique d’une grande civilisation. •
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