Par Vincent Trémolet de Villers
Le grand philosophe britannique Roger Scruton* justifie le choix de ses compatriotes, qui assimilent le projet européen à la disparition de l’État-nation. Il s’en entretient avec Vincent Trémolet de Villers [Figarovox 28.06]. Et nous sommes en accord profond avec sa vision de l’Europe : celle des peuples, des nations et des Etats. LFAR
Que vous inspire le vote des Britanniques ?
Je suis fier de nos concitoyens. Ils ont eu le courage de déclarer leur volonté de se gouverner eux-mêmes. Ils ont dit clairement qu’ils voulaient reprendre le contrôle de leur pays. Je suis fier, mais je suis inquiet aussi. Nous allons subir, je le crains, de nombreuses tentatives qui viseront à faire annuler ce résultat ou à en réduire les effets. Je crains aussi que le Royaume-Uni se fragmente. La vérité est que le choix qui nous a été proposé n’était pas de mon point de vue le plus judicieux.
À la dialectique imposée : « Voulez-vous quitter ou rester dans l’Union européenne ? » nous aurions dû préférer une troisième possibilité : la rédaction d’un nouveau traité, adapté à la situation de l’Europe d’aujourd’hui. Traité que nous aurions pu soumettre à toutes les nations pour qu’elles y souscrivent.
Comment expliquez-vous le choix des électeurs. Est-il économique ou culturel ?
C’est un choix éminemment culturel. Les électeurs ont réagi contre deux effets de l’Union : la nécessité de vivre sous des lois imposées de dehors et la nécessité d’accepter des vagues d’immigrés de l’Europe – surtout de l’Europe de l’Est – dans des quantités qui menacent l’identité de la nation et sa cohésion. Ils veulent reprendre en main le destin de leur nation. C’est la cause profonde de ce vote.
L’Union européenne est-elle, selon vous, un projet politique condamné à la dislocation ?
C’est une évidence. Ce projet n’a jamais vraiment reçu l’approbation du peuple européen et il érode la partie la plus essentielle de notre héritage politique : l’État-nation. La motivation de ceux qui ont initié le projet d’union – Jean Monnet surtout – était alimentée par une peur de l’État-nation qui débouchait forcément sur le nationalisme. Pour Monnet il n’y a pas de nationalisme sans hostilité envers les autres nations. Lui et ses associés ont décidé, sans l’assentiment des peuples européens, d’abolir les frontières, de diminuer la souveraineté nationale et de créer une union politique. Les gens ordinaires, au départ, n’ont cru qu’à une entente commerciale. « Communauté de l’acier et du charbon », le projet, à l’origine, n’était présenté que sous ce type de forme. Petit à petit la mesure des ambitions des fondateurs s’est révélée, l’élargissement impressionnant a donné au projet une dimension préoccupante et chaque mouvement de résistance a été neutralisé par des manœuvres non démocratiques. La plus choquante fut le traité de Lisbonne voté par les parlements des pays européens et parfois même, comme en France, contre le choix exprimé, dans les urnes, par le peuple.
Pour Monnet et sa génération, la nation c’était la guerre…
Si, dans notre histoire, des formes de nationalisme ont menacé la paix du continent (celui de la France révolutionnaire, par exemple, et surtout celui des Allemands au XXe siècle), d’autres formes de nationalisme ont, à l’inverse, contribué à la paix de la Vieille Europe. Je pense, par exemple, à celui des Polonais, des Tchèques et peut-être, si j’ose le dire, celui des Anglais, sans lequel les nazis n’auraient pas été vaincus. Tout dépend de la culture politique et militaire du pays. Je sais bien que la culture de « soft power » que nous associons à l’UE est souvent louée comme un instrument de paix : mais les événements en Ukraine nous ont montré que ce genre de puissance est très peu efficace. Les dangers qui nous entourent aujourd’hui exigent que nous retrouvions les moyens de nous défendre, et la restauration des frontières nationales en est la condition sine qua non.
Les campagnes ont voté contre les villes…
Il ne faut pas exagérer : pas contre les villes, mais dans un autre sens que les villes. Dans un petit pays comme le nôtre, la campagne est le symbole de la nation. Sa paix, sa beauté : c’est ce qui est vraiment nôtre. Ceux qui habitent la campagne ont payé cher pour pouvoir y vivre. Ils craignent aujourd’hui de perdre ce qui fait leur environnement, leur identité. Chez eux, le sentiment d’appartenance est bien plus vivace que chez les habitants des villes. Partout en Europe, les gens ordinaires ont perdu confiance dans l’élite politique. Cette défiance se manifeste plus vivement dans la campagne que dans les villes. La cause profonde est sociologique. Être attaché au local, au lopin de terre, à une sociabilité immédiate (celle des villages) nous éveille à l’hypocrisie et aux mensonges de ceux qui peuvent facilement changer leur mode de vie et l’endroit où ils poursuivent leur existence. Ces derniers sont facilement accusés, par ceux qui n’ont que la terre où ils se sont enracinés, de « trahison des clercs ». C’est, bien entendu, une vue réductrice d’une question complexe mais c’est cette vue qui permet de comprendre la fracture qui existe entre le peuple et les élites.
Croyez-vous au sens de l’histoire ?
L’idée qu’il y a un « sens » de l’histoire est, pour moi, peu convaincante. Bien sûr, les philosophes allemands, sous l’influence de Hegel, ont essayé de créer un récit linéaire, qui mène d’une époque à la suivante par une espèce d’argumentation logique. Et peut-être, pour la durée du XIXe siècle, l’histoire européenne avait une certaine logique, étant donné que l’Europe était un système de pouvoir autonome et dominant le monde entier. Maintenant, sous l’effet des forces émanant du Moyen-Orient, de la Chine, des États-Unis, etc., l’Europe se trouve de nouveau dans la condition des autres peuples : sans aucun sens, à part celui qu’elle peut trouver pour elle-même. Malgré cette nouvelle donne, l’élite des institutions de l’UE continue de rejeter les inquiétudes identitaires des gens ordinaires. Pour preuve, ils ont présenté un projet débarrassé des références chrétiennes et niant la validité des nations. Le résultat se voit partout en Europe – une désorientation du peuple, et une révolte électorale contre une classe politique qui pour une grande part de l’opinion publique a perdu tout crédit. •
*Philosophe de l’esthétique, Roger Scruton a notamment enseigné à Oxford et à la Boston University. La traduction de son essai How to Be Conservative doit paraître à l’automne aux Éditions de l’Artilleur.
Distinguons les choses. Il y a d’abord la notion de communauté en tant qu’elle s’oppose à celle d’état-nation. La communauté définit un mode de socialité organique, l’état-nation, un type de relations mécanique fondé sur la prépondérance de l’individu. Toute collectivité possède, mais dans des proportions variables, des traits communautaires et des traits « sociétaux ». L’identité se définit comme ce dans quoi nous choisissons prioritairement de nous reconnaître, comme le cadre à l’intérieur duquel les choses ont pour nous un sens, Je pense l’ aspect culturel comme motif premier du choix des britanniques, n’est pas uniquement sociétal, mais profondément communautaire.
Je suis d’accord pour considérer la décision britannique comme d’essence culturelle, communautaire et j’ajouterai nationale, au sens du Royaume-Uni. Différent du sens qu’il a en France depuis la Révolution jacobine.
Pour le reste, je doute que les distinctions opérées ci-dessus éclaircissent le sujet…
Peut-être est-il possible de parler simplement de la dimension Morale de ce vote. Les oubliés du Welfare State ont ressenti comme un abandon et une trahison la politique de leurs gouvernements successifs.
Mais le modèle de l’État-Nation de l’ère industrielle est-il encore capable de remplir aujourd’hui – et demain – les fonctions qui sont à l’origine de son existence même et qui fondent sa légitimité ?
Une réponse négative à cette question implique que Brexit ne changera pas grand chose au sort de ceux qui l’ont décidé.
Poser cette question n’implique pas en soi la réponse négative que vous semblez apporter. Il n’y a ni dans la question ni dans la réponse aucune preuve ni démonstration de leur pertinence. C’est à dire de leur adéquation aux réalités géopolitiques du monde actuel, telles qu’on peut les observer. Question et réponse fermées, ce ne me semble pas une bonne méthode.
Boris Johnson vous a répondu à l’instant :
« Boris Johnson rules himself out of Tory leadership race. »
Il s’est retrouvé pris dans la nasse des promesses intenables et a préféré, sagement, jeter l’éponge.
Il me paraît dommage que le remarquable entretien reproduit ici donne lieu à des commentaires à côté du sujet. Roger Scruton est un philosophe et un universitaire anglais de haute volée. Ce serait la moindre des choses de s »attacher à son propos plutôt que chacun veuille dire la sienne …