Par Mathieu Bock-Côté
TRIBUNE – Un hommage national est rendu ce jeudi à Michel Rocard. Mathieu Bock-Côté réfléchit ici, [Figarovox, 5.07] aux raisons de son destin avorté : homme de raison avant tout, il avait omis, contrairement à Mitterrand, la nature passionnelle et tragique du politique. Et la réflexion de Mathieu Bock-Côté distingue, une fois de plus, pensée traditionnelle et pensée moderne ou post-moderne. Il n’y a guère de doute pour nous que ses propres conceptions – culturelles, sociétales et politiques – le situent parmi les antimodernes. LFAR
La mort de Michel Rocard a permis à la classe politique et médiatique de dire le bien qu’elle pensait d’un homme dont tous, à un moment ou un autre, ont reconnu les vertus et les talents. Avec raison, on a louangé un politique honorable. Ces bons mots n’étaient pas exempts de mélancolie: l’homme aurait pu avoir un autre destin et devenir président de la République. La gauche française, avec lui, se serait enfin modernisée et elle aurait même devancé le travaillisme britannique dans la mise en place de ce qu’on appellera plus tard la troisième voie. La France aurait aujourd’hui un autre visage et ne serait pas une société bloquée si la deuxième gauche l’avait pilotée.
Le grand entretien récemment accordé par Rocard au Point témoignait de la richesse de sa pensée. Il traitait avec finesse bien des problèmes de notre temps, qu’ils touchent la France ou les équilibres planétaires. Qu’on endosse ou non ses analyses ou ses conclusions, on conviendra qu’ils dépassent le cadre étouffant et stérilisant de la pensée Twitter, qui domine aujourd’hui une classe politique aux ordres du système médiatique. Ce n’est pas sans raison qu’on lui prêtait encore récemment allégeance: il demeurait le symbole d’une autre gauche, qui aime se dire moderne et en phase avec son temps. On le révère un peu comme on a révéré Pierre Mendès France.
Ce regret concernant le destin avorté de Michel Rocard s’accompagnait d’une explication: s’il était doué pour l’exercice du pouvoir, il l’était beaucoup moins pour sa conquête, à la différence de François Mitterrand, qui aura toujours eu le dessus sur lui, en bonne partie parce qu’il comprenait mieux les ressorts profonds et passionnels du politique. Le premier aurait été un super technocrate, le second un animal politique à l’ancienne. Dans la distribution des rôles, Rocard passe pour un perdant magnifique et Mitterrand pour une créature aussi cynique que séduisante. Il n’en demeure pas moins que c’est ce dernier qui passera à l’histoire et qui fascine encore les biographes.
Mais ceux qui considèrent que la conquête du pouvoir est la part avilissante du politique le comprennent bien mal. Ils l’imaginent à la manière d’une simple instance administrative censée gérer une société faite d’hommes rationnels et raisonnables – ou du moins, d’hommes qui devraient l’être. Au fond d’eux-mêmes, ils rêvent au gouvernement des meilleurs qui devraient pouvoir s’épargner la pénible épreuve de l’élection. Ou oublie l’ancrage anthropologique du politique et les passions qui, naturellement, s’y déploient et poussent les hommes à l’action. La politique n’est pas qu’une entreprise de gestion rationnelle du social: elle met en scène des hommes, des passions et des projets qui jamais, ne pourront parfaitement se réconcilier.
Rocard jouissait moins du pouvoir en lui-même que de l’action sur la société qu’il rendait possible. Il avait en tête un programme détaillé de réformes à renouveler sans cesse, dans la mesure où il faudrait toujours s’adapter aux exigences de la modernité, qui ne se laisserait jamais enfermer dans une définition étroite ou dans un stade définitif, qu’il faudrait désormais conserver. On ne saurait en dire autant de Mitterrand qui goûtait le pouvoir pour lui-même et qui le désirait en soi, comme s’il transfigurait l’existence, ce qui n’est probablement pas faux. On pourrait dire que ce dandy qui cultivait son personnage avait développé une esthétique du pouvoir, qu’il savait apprécier même sans enrobage idéologique. Cela n’est pas nécessairement très noble.
Michel Rocard faisait preuve d’un très grand rationalisme politique. Les enjeux symboliques lui échappaient souvent. Sa compréhension peut-être déformée de ce qu’on appelle la question identitaire, qu’il s’agisse de l’immigration massive ou de la présence de la Turquie dans l’UE, à laquelle il était favorable, en témoignera. La France tel qu’il se l’imaginait était moins une patrie charnelle, avec plus d’un millénaire d’histoire, qu’une société moderne à planifier autrement et devant s’inspirer dans la mesure du possible du modèle scandinave. Ici aussi, sa vision du monde tranchait avec celle de Mitterrand, qui croyait aux profondeurs de l’histoire et même aux forces de l’esprit, même s’il s’est jeté aveuglement dans la construction européenne.
On l’aura compris, il est difficile de revenir sur la figure de Rocard sans multiplier les contrastes avec celle de Mitterrand, tant les deux hommes avaient des visions absolument contrastées du pouvoir et de la nature humaine alors qu’ils se réclamaient les deux du socialisme. Les distinctions peuvent s’accumuler et il n’est pas certain qu’elles recoupent l’alternative trop facile entre le moderne et l’archaïque, comme l’ont souvent voulu les analystes de la politique française. Il est coutumier, aujourd’hui, de rappeler les origines droitières de Mitterrand. La chose s’est moins confirmée sur le plan des politiques que dans la conception de l’homme qui singularisait Mitterrand et dans sa personnalité fondamentalement monarchique.
On connaît l’anecdote: Rocard, commentant la bibliothèque de François Mitterrand, se désolait de ne pas y trouver d’ouvrages en économie et en sociologie. On a compris qu’il le disait avec quelque mépris: un homme politique inculte économiquement devrait selon lui quitter le métier. Le propos choquait dans une France qui demeure une civilisation littéraire. Mais la perspective mitterrandienne n’était peut-être pas insensée. Avant de connaître la société à la manière d’un ensemble de structures complexes que l’on peut déconstruire et reconstruire technocratiquement, il faut connaître l’homme et les hommes. La littérature et la méditation sur les grands moments de l’histoire éduquent autant le prince qu’un traité des problèmes sociaux ou un manuel d’économie.
Michel Rocard était admirable et mérite certainement ses louanges posthumes. Il représente une gauche soucieuse du réel et désireuse de le modeler plutôt que le fuir dans une utopie. Mais c’est en méditant sur son destin avorté et son rendez-vous manqué avec la France qu’on comprend mieux à quel point l’homme politique ne doit jamais être qu’un super technicien manipulant avec une science impressionnante les leviers de l’État. Ce qui aura manqué à Michel Rocard, c’était le sens du tragique et peut-être, tout simplement, du politique. En cela, il était le représentant exemplaire d’une gauche moderne, absolument moderne, à laquelle il aura voulu être fidèle jusqu’à la fin, pour le meilleur et pour le pire. •
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’ Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.
je ne comprends pas ce que ce genre d’article vient faire dans la FAR
occupons nous de notre pauvre France qui en a bien besoin et laissons les Canadiens
se faire plaisir avec leur immigration programmée
Rocard avait des qualités, vu de son côté, mais n’oublions pas tout le mal qu’il a fait
Je crois qu’en effet vous n’avez rien compris à ce remarquable article. Peut-être, tout simplement, ne l’avez-vous pas lu. La critique de fond qui y est développée à l’encontre de Rocard vous a échappée. Tout à fait à sa lace dans LFAR.
Intéressant article qui présente les personnages de Mitterrand et Rocard comme les deux faces d’un Janus idéal, dont on chercherait d’ailleurs désespérément l’émergence dans un microcosme politique de grandes écoles, en mal de produire autre chose que des machines biologiques à entretenir le modèle. Ces deux hommes de pouvoir n’ont en réalité réussi que peu de choses en dehors de leur promotion personnelle au sein d’appareils, d’abord de partis, puis d’État, nirvana aujourd’hui fané des ambitions républicaines, et socialistes. L’un fut un piètre écrivain amateur de belles lettres, égaré en politique, l’autre un algébriste parfois fulgurant, et trop souvent confus dans son expression. Certes, comme le souligne parfaitement l’auteur de l’article, F. Mitterrand fut un conquérant du pouvoir sans découvrir les raisons de l’exercer autrement qu’à son profit, et M. Rocard un théoricien d’une réalité sublimée dans le rêve d’un socialisme à la conquête de la perfection des lignes. Les deux auront occupé les places que laissaient le vide intellectuel et politique de leurs entourages, et, à défaut de les remplir par l’action, ils les auront labourés de leur parole, sans autre résultat que ce qui serait arrivé avec n’importe quels autres hommes de leur genre, hissés aux mêmes places, par un système auquel ils convenaient au fond parfaitement afin ne pas le modifier. Les deux dit-on, ne se supportaient pas, tant leur conception du pouvoir, pensaient-ils les séparaient. La réalité était autre, leur opposition venait plus des prémisses de leur conceptualisation de la réalité que de leurs buts, l’un se voyant comme la personnification d’une lecture sublimée de l’Histoire humaine par la politique, l’autre comme le phénix organisateur de l’inéluctable Destiné logique, les deux se réconciliant finalement dans la médiocrité du socialisme partageux avant de produire, privilégiant sans cesse la taxation et la répartition sur la création de richesse. Ils avaient pourtant en commun un manque, peut-être par nécéssité, sans doute par inclination, éventuellement par inconscience, celui de la transcendance, qui leur aurait permis le dépassement de soi, et c’est probablement de ce côté, qu’il conviendrait de chercher les raisons de leur relative insignifiance de résultat, dans les responsabilités qui furent les leurs. Au final, tous, ou presque, se rassureront en affirmant benoitement que les chers disparus ne laissent, parait-il, que des regrets, afin sans doute, de pouvoir ne les oublier que d’avantage. Ecce homo.
Bien qu’il soit remarquable dans son expression, il y a un point du commentaire précédent, avec lequel je ne puis être d’accord : Mitterrand n’était pas un piètre écrivain.
Autre chose qui est, en fait l’essentiel : Mitterrand avait le sens historique traditionnel du Politique. Rocard était en un sens un précurseur de la société postmoderne, posthistorique. C’est là qu’est le grand clivage !
Oui, et c’est pourquoi nous sommes malgré tout, plus proches de Mitterrand que de Rocard. Bien que celui-ci était sans-doute un honnête homme, à l’inverse de Mitterrand.
Décidément, rien n’est simple.