Poursuivant ses reportages à Marseille Péroncel-Hugoz est allé voir l’exposition « Genet, l’échappée belle », où le Maroc est présent, et il en est sorti mi-figue mi-raisin…
Aucun doute à ce sujet : avec son style clair, pur, à la fois classique et moderne, Jean Genet (1910-1986) est une des très grandes plumes françaises du XXe siècle, comparable seulement à quelques rares autres géants du style tels Paul Morand, Henri de Montherlant, André Gide ou François Mauriac. Son « Journal du voleur » (1946 et 1949) est un des joyaux de la littérature française paraissant tombé du ciel tout armé ou bien né d’un coup de baguette magique… Le dur labeur d’écriture qu’implique un tel livre ne se sent à aucun moment, contrairement à tant de « chefs-d’œuvre » laborieux, croulant sous prix et gros tirages.
L’exposition de Marseille se justifie donc pleinement même si nombre de Provençaux de souche, d’adoption ou de fréquentation, s’étonnent des regards du Mucem toujours tournés vers Paris (et le parisianisme) ; ceux qui attendent dans la cité phocéenne de grandes manifestations autour d’enfants du Midi de l’envergure de Frédéric Mistral, Marcel Pagnol, Jean Giono ou les Daudet, resteront insatisfaits pour le moment
MASOCHISTES MONDAINS A LA COCTEAU
En réalité ce qui est insupportable, c’est le côté fortement « idéologique » de l’expo Genet. Certes, avec toutes ses histoires (pas toutes exactes, loin de là) de vols chez les bourgeois, Genet sut drainer très tôt vers sa personne, plus encore que vers ses écrits, si originaux soient-ils, toute une clientèle de masochistes mondains type Jean Cocteau, qui contribuèrent d’une manière décisive au lancement quasi universel de Genet ; l’essayiste nord-américain – non complaisant – de Genet, Edmond White a pu affirmer dans sa monumentale biographie de l’écrivain, en 1993, « que la rhétorique de la fin des années 60 et 70 méprisait les bons sentiments bourgeois : Genet se devait d’affirmer sa légitimité de paria » ; il transforma en bourreaux d’enfants le brave couple rural qui le recueillit, orphelin sans père, abandonné par sa pauvre mère ; il exagéra à qui mieux-mieux ses premiers vagabondages, ses premiers larcins, etc. Les bobos avant la lettre de l’époque n’en avaient jamais assez, et ils purent compter sur Genet pour en rajouter…
SAINT, SAINT, SAINT…
Certes, je le redis, on ne doit juger in fine un romancier que sur ses livres, comme le répétait Marcel Proust, mais quand vie et œuvre sont absolument indissociables, il est parfois difficile de faire la part des choses. L’expo du Mucem a embaumé Genet dans une dévotion absolue, laissant volontairement dans l’obscurité des aspects de l’itinéraire genetien, pourtant intolérables, selon la doxa de notre époque : la complaisance voire la sympathie de Genet pour le national-socialisme : « l’Allemagne hitlérienne provoque la haine des braves gens mais en moi admiration profonde et sympathie ». La virilité exacerbée des soldats nazis balayait toute retenue chez le « garçonnard » Genet. Un autre biographe froid de l’écrivain, Ivan Jablonka, dans « Les vérités inavouables de Jean Genet », décrit ce dernier comme un « déclassé aigri et antisémite fasciné par les crimes de la Milice [vichyste] et les camps de la mort nazis ». White encore, réduit finalement l’homme Genet à peu de choses : « Il aimait par-dessus tout la pornographie homosexuelle et le roman policier ».
Jean-Paul Sartre, emporté par sa haine frénétique de la bourgeoisie, dont il venait pourtant lui-même, sacra Genet « saint, comédien et martyr » ; d’autres n’ont voulu voir en lui que « le poète travesti » ; le « maître-rêveur ». Une revue tangeroise est allée jusqu’à publier un numéro spécial sur Genet, intitulé « Un saint marocain » !… Pourquoi pas « Dieu » tant qu’à faire ? … Quant au sculpteur et peintre suisse Alberto Giacometti, lui, il nous a laissé un impayable portrait de Genet (montré au Mucem) où le vagabond détrousseur fait penser… au général de Gaulle ! Hilarant.
CAPORAL CHEZ DES TIRAILLEURS MAROCAINS
« Le Monde », enfin sorti de son admiration inconditionnelle pour Genet, a titré en mai 2016 son compte-rendu de l’expo marseillaise avec un ironique « Genet sanctifié », soulignant en sous-titre que la manifestation « passe sous silence ses zones d’ombre ». Le journal catholique « Présent » à stigmatisé les accointances de l’écrivain avec « terroristes » ou « égorgeurs », ennemis de la France.
En ce qui me concerne, puisque exposition il y avait et avec des moyens, je regrette que n’ait pas été plus travaillée la part arabe de Genet, essentiellement dessinée en Syrie mandataire et au Maroc protectoral (je ne parle pas des dernières années de Genet à Rabat et à Larache, connues, archiconnues). Le caporal du génie Genet fut soldat français à Damas en 1930 (il y eut une liaison « interdite » avec « un petit coiffeur damascène de 16 ans »), ensuite, de 1931 à 1933 à Midelt puis Meknès, servant notamment de secrétaire à un général des tirailleurs marocains. L’une des rares choses inédites du Mucem est une photo du caporal-chef Genet, en uniforme de travail, près de Midelt dans l’Atlas. •
Documentation : Souad Guennoun, « L’ultime parcours de Jean Genet. Tanger. Rabat. Casablanca. Larache », ouvrage illustré, co-éd. Tarik / Paris-Méditerranée ; « Nejma », revue littéraire de Tanger, numéro spécial 2010-2011, « Jean Genet, un saint marocain » ; catalogue de l’exposition « Jean Genet et le monde arabe », Maroc, 2002-2003 ; « Le Monde », hors-série, « Jean Genet, un écrivain sous haute surveillance », avril-mai 2016 ; A. Sanders, « Au Mucem, après les fellouzes, un de leurs potes », « Présent », 13 avril 2016 ; Philippe Dagen, « Jean Genet, sanctifié à Marseille », « Le Monde » du 15-16-17 mai 2016 ; Péroncel-Hugoz, « Jean Genet, sous le regard des prisonniers » [au Maroc], « Le Monde », 25 août 1987.
Expo « Jean Genet, l’échappée belle », Fort Saint-Jean, bâtiment Rivière, MUCEM, 13002-Marseille, jusqu’au 18 juillet 2016.
Repris du journal en ligne marocain le 360 du 8.07.2016
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