par Thomas Morales
Un article pour littéraires et cinéphiles [Causeur, 23.07], un rien nostalgique, qui évoque cette conjonction du livre et du cinéma qui produisait de petits chefs-d’oeuvre, dans une France d’avant l’immigration, d’avant la globalisation, l’Europe de Bruxelles, le grand remplacement, le brassage mortifère … Une France authentique et populaire que l’on aime toujours, au point, peut-être, d’être capables, un jour, sous des formes certes renouvelées, de la reconstruire. Marcel Aymé, chez qui, en effet, « tout est bon », a eu, pour nous, par surcroit, le mérite d’être de notre famille d’esprit et de goût. LFAR
« Bourvil pourra y aller de toutes ses bonnes ficelles dans le rôle de Martin, il ne sera qu’insignifiant » écrivait Marcel Aymé (1902-1967) dans une lettre adressée à Claude Autant-Lara, le 8 mars 1956, soit huit mois avant la sortie du film. Personne n’en voulait, ni les producteurs, ni l’auteur de Traversée de Paris, la nouvelle parue dans le recueil Le vin de Paris, en 1947 chez Gallimard.
Soixante ans plus tard, le tandem Gabin-Bourvil relevé par la prestation boutiquière de Louis de Funès fait le bonheur des cinéphiles. « Monsieur Jambier, 45 rue Poliveau, je veux deux mille francs » reste l’une des plus belles tirades du cinéma d’après-guerre. Claude Lelouch encense ce morceau de choix et Bertrand Tavernier parle d’une œuvre « forte, irrespectueuse et extrêmement inventive ».
Aymé tranche dans le lard, les petites gens apparaissent dans leur vérité crue. Leur veulerie explose en pleine face éclairée par quelques lueurs d’humanité. Ça dégouline de mauvais sentiments et de rancœur. La guerre n’adoucit pas les mœurs, elle pousse l’homme de la rue à briser sa carapace, à libérer son moi le plus profond. Les psys peuvent remballer leur divan. La parole n’a plus qu’une valeur symbolique, seuls les actes se payent comptant. L’indignité se propage dans toutes les couches de la société.
Et, il est parfois bien difficile de lutter contre ce virus. Le héros ordinaire n’est pas le résistant drapé dans sa foi de justice mais le type qui doit gagner sa croute, quitte à traverser Paris, de nuit, jusque sur les hauteurs de Montmartre, avec un cochon emmailloté dans ses valises. Les films sur l’Occupation oscillent trop souvent entre l’hagiographie béate et les crimes imprescriptibles, le tout dans un décor esthétisant. Gross Paris et grosse farce visuelle ! La nostalgie des Traction gazogène, du vélo-taxi ou de la voiture à pédales ne peut émouvoir que les amnésiques de ces temps amers.
La victoire a le goût acide des compromissions et des génuflexions
Marcel Aymé, métronome de l’âme parisienne, démonte les mécanismes de la haine qui monte en soi. Entre Martin, le travailleur de l’ombre et Grandgil, l’artiste convoyeur d’un seul soir, la jalousie et la connivence empruntent un chemin chaotique. Plus sombre, le livre ne laisse place à aucune forme de rédemption. Aymé a enclenché le compte-à-rebours de la vengeance. Elle s’est infiltrée dans l’œil de Martin, il n’a pu la retenir. Le film a préféré une « happy end » pour ne pas plonger le spectateur dans un malaise poisseux.
Le miroir qu’Aymé nous tend en cette fin de guerre tant célébrée, tant vénérée, renvoie pourtant une image peu glorieuse des Français. La victoire a le goût acide des compromissions et des génuflexions. Sans excuser, sans jamais juger, Aymé partage la détresse de ses contemporains. Ce n’est pas l’écrivain moraliste, le théoricien du bien et du mal, mais le prodigieux conteur du quotidien, tout en nuances et perforations qui dépèce patiemment la bête. On ne ressort jamais indemne de sa lecture. La nouvelle fourmille de trouvailles lumineuses comme lorsque Grandgil s’insurge contre ce couple abject de cafetiers.
C’est sublime d’inventions et de poésie : « Voyez le rouge sur les joues de madame : de l’écrasure de punaises pilées dans un fond d’abcès. Le blanc, le violet, le jaune, le gris, quand je les vois sur sa gueule à lui, je peux plus les pifer, je les vomis. Assassins, rendez les couleurs ! » L’adaptation et les dialogues du film exécutés par Jean Aurenche et Pierre Bost gardent cette même verve vipérine. « Salauds de pauvres, et vous affreux, je vous ignore, je vous chasse de ma mémoire, je vous balaie » lâche Gabin dans un accès de colère et Bourvil, tendre et naïf, qui rajoute « affreux » en claquant la porte du bistrot. Une interprétation fabuleuse qui fit changer d’avis l’auteur sur l’acteur. Marcel Aymé reconnaissait s’être trompé, Bourvil était l’homme de la situation. Martin et lui ne faisaient plus qu’un. •
Le vin de Paris, recueil de nouvelles de Marcel Aymé, Folio.
La Traversée de Paris, film de Claude Autant-Lara, DVD Studio Gaumont.
Thomas Morales
est journaliste et écrivain…
c’était la belle et vraie France . Qu’en reste t’il maintenant ? Honte au dirigeants indignes qui ont vendu et continue à vendre ce qui reste de notre civilisation . Ma réflexion est valable pour toute l’Europe c’est la déglingue totale .
À part les données structurelles, il n’y a pas grand chose de commun entre la nouvelle de Marcel Aymé (qui n’est pas d’ailleurs, une de ses meilleures : Autant-Lara, Bost et Aurenche on eu un sacré pif de l’avoir repérée) et le film.
Et certes, si le film se termine, la France libérée, sur le quai de la gare de Lyon, la morale est des plus aigres et des plus réalistes : Grandgil regarde Martin avec la sympathie, la commisération, le mépris affectueux qu’il lui a manifestés durant toute leur épopée baroque : de toute éternité, Grandgil est destiné à voyager en sleeping, et Martin à porter les valises ; et une fois de plus, la différence entre eux, c’est que Grandgil peut bien – pour s’amuser, pour le « fun » comme on dit aujourd’hui – porter des valises ; mais jamais, jamais Martin ne saura monter dans le sleeping.
Intéressant, le commentaire de Pierre Builly. Merci.