Par Mathieu Slama Publié le 09/08/2016 à 18h20
Vladimir Poutine et Recep Erdogan viennent de confirmer avec éclat le rapprochement de leurs deux pays. Mathieu Slama, explique ici en lisant Carl Schmitt comment ces deux figures autoritaires sont une réponse à la dépolitisation du monde libéral [Figarovox, 9.08]. Qu’on veuille bien lire cet entretien et l’on comprendra pourquoi nous avons écrit le 27 mai dernier, à propos de son premier livre : « Nous prévenons les lecteurs de Lafautearousseau ; ces réflexions sont importantes. Il faudra être attentifs désormais aux publications de Mathieu Slama ! ». Nous confirmons. LFAR
Il y a quelque chose de très peu surprenant, finalement, dans le rapprochement à l’œuvre entre le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Erdogan. A y regarder de plus près, et en mettant de côté la relation historique entre la Turquie et les Etats-Unis, la Turquie d’Erdogan a infiniment plus de points communs avec la Russie de Poutine qu’avec l’Occident. Le rapport au sacré et à la tradition religieuse de leurs pays (orthodoxie pour Poutine, islam pour Erdogan), la dimension verticale (voire autoritaire) de l’exercice du pouvoir, le soutien massif (et visible) d’une population mobilisée: ces éléments rapprochent les deux hommes beaucoup plus qu’ils ne les séparent.
On le sait, Poutine a engagé depuis plusieurs années un combat quasi-métaphysique contre la vision du monde occidentale libérale et universaliste. Il estime, non sans quelques arguments valables, que cette vision du monde méconnaît voire méprise ce qui constitue le cœur du politique, c’est-à-dire l’existence de communautés particulières inscrites dans des trajectoires historiques qui leur sont propres.
Il y a dans ce discours, mais aussi plus généralement dans les attitudes de Poutine et Erdogan, des éléments qui font fortement écho aux thèses du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888 – 1985), auteur d’un des livres de théorie politique les plus décisifs du XXème siècle, La notion de politique (1932 pour sa dernière version). Précisons, avant de poursuivre, que Schmitt s’est compromis de façon dramatique avec le nazisme, après avoir pourtant défendu la République de Weimar contre Hitler, et ce de façon incontestable au moins jusqu’en 1936.
Que dit Schmitt ? Que le monde libéral méconnaît ce qui est au cœur de l’existence politique : la distinction ami – ennemi, c’est-à-dire la potentialité d’un conflit qui met en jeu l’existence même d’un peuple et d’une communauté. Pour Schmitt, l’individualisme libéral tel qu’il s’est développé en Occident est une négation de la politique car il introduit une « praxis politique de défiance à l’égard de toutes les puissances politiques et tous les régimes imaginables », « une opposition polémique visant les restrictions de la liberté individuelle par l’Etat ». Schmitt en conclut qu’il n’y a pas de politique libérale, seulement une « critique libérale de la politique ». Le système libéral, poursuit Schmitt, exige « que l’individu demeure terminus a quo et terminus ad quem » ; « toute menace envers la liberté individuelle en principe illimitée, envers la propriété privée et la libre concurrence se nomme violence et est de ce fait un mal ». « Le peuple », dans la conception libérale, « sera d’une part un public avec ses besoins culturels et d’autre part tantôt un ensemble de travailleurs et d’employés, tantôt une masse de consommateurs ». Dans cette perspective, « la souveraineté et la puissance publique deviendront propagande et suggestion des foules », c’est-à-dire qu’elles seront décrédibilisées. Avec le libéralisme démarre ce que Schmitt appelle « l’ère des neutralisations et des dépolitisations ». Il n’est pas non plus inutile de rappeler la première phrase célèbre d’un autre ouvrage de Schmitt, Théologie politique (1922) : « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception ». Une conception de la décision politique fort éloignée, il va sans dire, de la conception de l’Etat de droit issue des théories libérales européennes.
On comprend bien, à la lecture de cette critique très puissante du libéralisme, combien ces thèses résonnent fortement aujourd’hui. Le monde occidental s’est lentement mais sûrement dépolitisé, refusant de se confronter aux décisions fondamentales par peur de remettre en cause les libertés individuelles (il y a certes des raisons très profondes à cela, notamment les traumatismes liés aux expériences totalitaires du XXème siècle). La souveraineté politique, c’est-à-dire la capacité d’un peuple de décider de son destin historique et de s’opposer le cas échéant à d’autres peuples, a disparu pour laisser place à une conception universaliste du monde dans laquelle chaque individu appartient au genre humain avant d’appartenir à des communautés particulières. Mais, prévient Schmitt, « qui dit Humanité veut tromper ». « Le monde politique », ajoute-t-il, « n’est pas un universum mais un pluriversum » ; le cas contraire signifierait la disparition de l’Etat et du politique – et la domination d’une puissance sur toutes les autres. C’est là tout le cœur du problème de l’universalisme : l’Occident se prétend seul juge de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire, selon ses propres critères. Il suffit de constater la manière dont les Occidentaux réagissent à l’attitude d’Erdogan après le putsch raté – et la manière dont ils jugent, avec une constance métronomique, les penchants autoritaires de Poutine.
Notre propos ici n’est pas de défendre Poutine et Erdogan. Néanmoins, chacun à leur manière (et avec des excès évidents qu’il ne s’agit pas de nier), ils incarnent une vision encore politique de l’histoire humaine. Ils refusent le modèle libéral occidental et assument un certain décisionnisme qui peut entrer en contradiction avec la protection de certaines libertés individuelles. Ils défendent la souveraineté nationale face aux ambitions universalistes occidentales. Erdogan a eu ce mot très symbolique après le putsch raté qui le visait : « La souveraineté appartient à la nation ». Et Poutine avait rappelé il y a quelques années que la souveraineté nationale était une condition de vie ou de mort pour les Russes. Les deux hommes d’Etat construisent une mythologie nationale fondée sur la potentialité du conflit et sur l’irréductibilité des communautés humaines (même si Erdogan, notons-le, retourne habilement contre l’Occident ses propres valeurs démocratiques, comme cette semaine dans un entretien étonnant dans le journal Le Monde).
Schmitt avait cette formule frappante qu’il empruntait à un poète allemand : « L’ennemi est la figure de notre propre question ». Il n’est pas interdit, en effet, d’apercevoir dans Poutine ou Erdogan deux figures-miroirs qui nous confrontent à un immense et terrible renoncement : celui de la politique. •
Nous ne sommes pas sûr que la référence à Carl Schmitt pour cette rencontre Poutine – Erdogan soit pertinente et des plus heureuses. La théorie politique du juriste allemand n’est pas sans intérêt mais à notre avis très au-delà de ce qui vient de se jouer Saint Petersbourg. Nous préférons de beaucoup l’analyse de Jean-François Colosimo dans le Fig du 9 Août « Poutine pousse son avantage en ambitionnant de neutraliser le rival turc ». Plus proche du terrain, mettant en exergue les points importants de la rencontre, le premier étant le coup diplomatique porté à l’OTAN, et aux Américains, qui ont été prompts à téléguider une réplique venimeuse. Notre amie Hélène Favre sur son blog de la Tribune de Genève a immédiatement réagi à ce qu’elle appelle « la convocation de Carl Schmitt » (lien http://voix.blog.tdg.ch/archive/2016/08/09/erdogan-poutine-au-dela-des-cliches.html). Mon opinion est que Slama est en l’espèce hors sujet. Nous ne pouvons que nous réjouir d’avoir la confirmation que Washington ne comprend rien à ce qui se joue en Eurasie, et aux coups portés à l’OTAN dont l’action est clairement nuisible. Je répète Colosimo « … La guerre froide légitimait l’existence de l’Alliance atlantique, et l’intégration en son sein de la Turquie kémaliste, et de ses 500 Kms de frontières avec l’URSS. Ce théâtre et ses acteurs ayant disparu, l’OTAN se perpétue en reconduisant obstinément les amis et les ennemis d’hier, quitte à confondre aujourd’hui les uns et les autres … Pourquoi Poutine […] manquerait il une telle occasion de semer la discorde dans ce bloc qui se manifeste toujours plus adverse, et se dévoile toujours plus fissuré … ».
Il ne reste qu’à conseiller à Washington de trouver un lazaret confortable pour monsieur Brzeziński.
Les Américains ne vont certainement pas rester sans réaction devant ce développement diplomatique de la plus haute importance, mais leur capacité de coups tordus est heureusement notablement affaiblie, en particulier dans cette région du monde. Pour l’heure ils actionnent ce qu’ils savent faire de mieux, sans risque, leurs réseaux de propagande … Monsieur Slama devrait être plus prudent.
Et la France ? Je laisse les lecteurs conclure, Jean-Marc Ayrault et Le Driant sont certainement pleins d’idée …
Et un oubli
Livre signalé: une excellent étude, courte, précise et didactique par deux universitaires russophones, Jean Radvanyi (Langues O) et Marlène Laruelle (George Washington University)
« La Russie. Entre peurs et défis » 230 p. chez Armand Colin, Février 2016.
Travail sans parti pris, et bon référentiel.
Une question importante: l’islamisation de la Turquie ces dernières années par le régime Erdogan! On commence à entendre des insultes de la part de certaines autorités à l’encontre des occidentaux trop pressés à céder aux diktats d’Erdoga! …et là, Poutine ne passera pas! Question convictions personnelles et nécessités intérieures!! Pour y passer souvent, la mutiplication des voiles (jeunes et moins jeunes!) accompagné de déclarations assez enflammées sont plus qu’inquiétantes! Mais rien n’est bien assis; la repression féroce suite aux derniers évènements laissera des traces et des blessures bien vives….!
Merci à Jean-Louis Faure d’avoir cité mon sujet de blog qui, en effet, tient à montrer que cette convocation de Carl Schmitt, aussi intéressante soit-elle pour la théorie politique qu’il développe, oriente le propos relatif à la rencontre entre les présidents turc et russe.
Car associer Vladimir Poutine à un théoricien qui «s’est compromis de façon dramatique avec le nazisme », pour reprendre les termes de Mathieu Slama, est pour le moins hasardeux sinon orienté.
Mathieu Slama néglige sinon oublie que la Russie soviétique a sacrifié des dizaines de millions de vies pour combattre et vaincre le nazisme,
Je crois que Mathieu Slama ne traite pas ici de géopolitique proprement dite mais de l’opposition radicale entre deux mondes antinomiques : le traditionnel fondé sur l’Histoire, la géographie, les racines, les identités et souverainetés; le libéral qui tente d’abolir ces réalités et sort du politique. Carl Schmitt n’est pris ici que comme théoricien du Pouvoir, qui fut, en effet, un penseur important. De quel côté se situe Mathieu Slama me paraît très évident. En quoi, naturellement, il nous intéresse. Quant à Poutine, il semble qu’il ne soit pas seulement un fin tacticien. Il est aussi un tenant du monde traditionnel. Et, cette dimension-là, selon moi, n’a rien de négligeable.
Heidegger aussi fut, un temps, sérieusement compromis avec le régime hitlérien. Il ne viendrait à l’idée de personne de sérieux de contester, de ce fait-là, son importance en tant que philosophe. Il ne s’en trouve pas disqualifié. De même Carl Schmitt.
@Benoit
Et allons y, continuons à additionner des commentaires sans rapport avec le billet et des comparaisons hors de propos. Pour ma part je ne fais JAMAIS de réduction ad hitlerum. Je note simplement pour vous répondre, qu’Heidegger n’a jamais eu la position et les fonctions de Schmitt dans l’organisation nazie.
Et pour revenir au papier de Slama, il passe très largement à côté de la rencontre de Saint Pétersbourg. Dans la référence déjà citée, Colosimo nous rappelle ce que nous savons tous, « Que rien n’est bien neuf depuis la première confrontation entre les empires tsaristes et ottomans au XVIème siècle ». Et il décline les dossiers de friction (les plus nombreux) et ceux qui ont alimenté une diplomatie paisible, entre ces deux empires pendant quatre cents ans..
Les théories politiques de Schmitt sont d’une ampleur qui dépasse les ajustements nécessaires en cours autour du Levant, et les dossiers économiques qui remontent à la surface à l’occasion de Saint Pétersbourg. Slama passe largement à côté des sujets et l’on ne peut pas se faire une idée de la partie qui vient de commencer avec ce seul papier. L’événement ne s’est pas produit mais Hélène a raison de souligner qu’une référence à Carl Schmitt ne peut être que très désagréable aux oreilles des Russes. Heureusement sans intérêt.
Dans nos media franchouillards, tout est expliqué en présentant Erdogan comme un fou. Après Poutine. Et Trump bien sûr. Seul notre Pépère est digne de son poste …
A lire et les commentaires aussi
La réflexion de Colosimo et celle de Slama portent sur deux sujets différents. A mon sens, non contradictoires. Non-opposables. On peut être intéressé par un sujet plutôt que par un autre. Moi, je le suis par les deux.
Les millions de Russes qui ont combattu l’Allemagne se sont héroïquement sacrifiés d’abord en défense de leur patrie envahie.
Je n’ai aucune sympathie pour le nazisme. Pas davantage pour le totalitarisme bolchevique. Qui a sacrifié aussi des millions de vies russes à une idéologie mortifère. Quant aux « démocraties », leur critique n’est plus à faire. Et que je sache, Poutine, avec raison, n’est pas tendre à leur égard. Alors ne simplifions pas trop !
Monsieur Benoît,
Il ne s’agit pas de « simplifier ».
Il est question de relever l’incongruité sinon le choix orienté de la présence de cet intellectuel allemand pour commenter la rencontre qui a eu lieu à Saint-Pétersbourg, le 9 août dernier, entre le président turc et le président russe.
Merci de ne pas, vous-même, trop vite « simplifier » un propos.
Bien à vous
Désolé, je ne partage pas certaines des réticences ci-dessus. Je peux prendre pour telle la pensée de Carl Schmitt. De même, je peux aimer Brasillach, Céline ou Benoist-Méchin pour la qualité intrinsèque de leur oeuvre, bien qu’ils aient été « dramatiquement compromis » dans la collaboration. Comme Steiner, juif, j’écoute et aime Wagner quelle que soit l’utilisation que les nazis en ont faite. Un des petits-fils Wagner est lui dans le refus. Il n’écoute pas la musique de son grand-père. Affaire de goût et de sensibilité.
Quant au fond de l’article de Slama, je le trouve excellent, de toute évidence pro-Poutine. Mais sans visée géostratégique. A cet égard, le Colosimo du 9 août est l’article qu’il faut avoir lu, en effet.
je crois qu’il y a un risque majeur a vouloir faire coincider a tout prix une situation géo-politique a l’evidence extremement complexe avec une analyse intellectuelle de l’evolution du monde,aussi brillante et pertinente soit-elle que celle de Schmitt. A contrario je crois cette analyse s’applique partiellement au renversement (encore fragile) de tendance auquel nous convient Poutine et Erdogan . En fait ce qu’ils donnent a voir est conforme a un des piliers du « schmittisme » : il s’agit d’un des episodes de la lutte entre les tenants du mondialisme liberal universaliste (conduit par l’hyper-puissance US et le « Système » ) et des peuples (,souvent aux mains d’un « homme providentiel », comme c’est ici le cas….) desireux de perdurer dans leur identité et de conserver les clés de leur destin.
Mais a ce schéma simple,simpliste meme, bien des elements viennent s’ajouter qui le rendent infiniment complexe ; l’un des plus importants est le role de l’Islam dans l’affaire.
Jusqu’a il y a peu la Turquie était un cheval de Troie que les USA voulaient faire entrer en Europe ,avec la complicité,pour des raisons diverses,de la majorité des responsables européens.
Qu’en sera-t-il maintenant qu’Erdogan pactise avec le « Grand Satan » qu’ils nous designent grace a leurs reseaux,bien vus par JLF? (Oui , Slama risque d’etre ostracisé, mais les » rebelles » sont de plus en plus nombreux…..)
Certes nous pouvons nous rejouir de voir se dessiner des alliances et des resistances mettant en echec le Système ,mais……Erdogan et l’Islam ne sont pas pour autant devenus nos amis!
Le reel est toujours plus complexe que les analyses théoriques meme lumineuses et faites par les cerveaux les plus brillants.
Paul Valery disait : »tout ce qui est simple est faux,mais tout ce qui est compliqué est inutilisable…… » Rapporté a ce qui se déroule sous nos yeux on doit remplacer « inutilisable » par « difficilement prévisible…. »