Affiche du film « Stefan Zweig. Adieu l’Europe » de Maria Schrader
Par Mathieu Slama
Alors qu’un film sort sur la vie de Stefan Zweig, Mathieu Slama décrit la tragédie de cet écrivain. Par amour de l’humanisme européen, il a fini par voir son rêve sombrer quand le cosmopolite qu’il était s’est vu couper de ses racines. La tragédie de ce grand esprit européen détaché de son cosmopolitisme, amoureux de l’empire d’Autriche-Hongrie, comme le fut aussi Joseph Roth, son compatriote, figure en quelque sorte le destin contrarié de l’Europe moderne, indûment invitée, voire contrainte, au reniement de ses racines, notamment nationales. Mathieu Slama écrit là, à propos de Zweig, un bel article [Figarovox – 12.08] qu’un patriote français n’a aucune raison de récuser. Tout au contraire. LFAR
L’Europe traverse depuis des décennies une crise qui, hélas, n’est pas seulement politique, économique ou institutionnelle.
La plus grande des crises est d’ordre spirituel et métaphysique, d’abord. Elle tient dans l’immense dilemme qui traverse les peuples européens, auxquels on demande d’adhérer à un projet de nature universelle et de renoncer à leurs communautés particulières, leurs nations. L’Union européenne, gigantesque machine à produire du droit et des normes, ne se soucie guère de l’âme européenne et des nations. Elle ne s’intéresse qu’aux individus et aux entreprises privées. Elle est une négation de l’humanité telle qu’elle s’est construite depuis des millénaires, c’est-à-dire dans le cadre de communautés particulières. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de la remise en cause générale de l’ «esprit de Bruxelles» dans toute l’Europe, à droite comme à gauche.
La question que nous pose l’Europe est difficile. Peut-on transcender sa communauté particulière pour adhérer à une idée générale telle que l’idée européenne? Peut-on appartenir politiquement à une idée?
Ce n’est pas un hasard si nous assistons aujourd’hui à un regain d’intérêt pour le grand écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942), auquel un film vient d’être consacré. Zweig incarne, peut-être plus que quiconque, l’esprit bourgeois tel qu’il a émergé lors du XIXème siècle humaniste et libéral. Confronté aux deux guerres mondiales, Zweig a eu toute sa vie en horreur le nationalisme, «cette pestilence des pestilences qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne». Zweig quitte l’Autriche en 1934, persuadé que son pays et le monde courent vers la guerre à cause du nazisme. L’histoire lui donnera raison. Il sera naturalisé britannique avant de finir ses jours au Brésil, exilé. En 1942, alors qu’il assiste impuissant à la guerre qu’il avait prédit, Zweig se donne la mort, avec sa compagne, dans un ultime élan de désespoir. Avant son suicide, il laisse un livre-testament, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen. C’est dans ce livre, marqué par la nostalgie d’un âge d’or de l’Europe qu’il voyait dans la monarchie austro-hongroise, qu’on aperçoit le plus clairement la profession de foi humaniste et européenne de Zweig, en même temps que l’aporie de celle-là. Car Zweig, involontairement, a mis en évidence dans ce texte l’immense difficulté posée par le déracinement et le cosmopolitisme. Et c’est en cela que ce livre est capital car il éclaire l’enjeu le plus décisif auquel nous autres Européens sommes aujourd’hui confrontés: la disparition de nos patries.
En cosmopolite assumé, Zweig regrette le monde d’avant 1914, quand «la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich».
Ce que Zweig ne supporte pas dans l’idée nationale, au-delà de l’esprit guerrier qu’elle peut engendrer, ce sont les «tracasseries administratives», ces «petites choses» dans lesquelles il voit le symbole du déclin spirituel de l’Europe: «Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation ». Face à cela, Zweig « mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de foi, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme ».
Comment ne pas voir dans ces lignes un condensé de l’esprit européen aujourd’hui? La perception de la nation comme un un carcan liberticide, la foi dans le progrès et l’universalisme, l’éloge de l’expatriation et des échanges culturels entre pays…: Zweig, sans le savoir, a remporté la bataille. Les expériences totalitaires ont décrédibilisé l’idée de patrie et ont marqué la victoire contemporaine des idées libérales et universalistes de 1789, dont l’Union européenne porte l’héritage. Mais Zweig, qui haïssait la décadence spirituelle des totalitarismes, se serait-il reconnu dans l’Union européenne sans âme, cette institution antipolitique qui fait de l’espace européen un territoire neutre où la nature humaine est réduite au statut d’individu et de consommateur ? C’est là l’immense tragédie de Stefan Zweig: son combat a été gagné au-delà de toutes ses espérances, et il a abouti à la négation même de ses idéaux humanistes.
L’attachement à une patrie ne se réduit évidemment pas à de simples contraintes administratives. Il ne se réduit pas non plus à « la haine ou la crainte de l’autre », comme l’écrit Zweig à propos du nationalisme. Il est au contraire la reconnaissance de la pluralité des modes d’être-au-monde, la reconnaissance de «ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie » (Lévi-Strauss). Villon, Rabelais, Châteaubriand, Proust et Céline auraient-ils existé s’ils n’avaient pas été pétris par l’histoire, la culture et l’esprit français ? « Tout ce qui est essentiel et grand n’a pu émerger que lorsque les hommes ont eu une maison et ont été enracinés dans une patrie », a un jour rappelé Martin Heidegger.
Mais Zweig lui-même a entrevu le caractère essentiel de cet attachement, et voici selon nous le passage le plus étonnant et le plus marquant de son ouvrage, qui tranche radicalement avec le reste de son propos: «Quand on n’a pas sa propre terre sous ses pieds — cela aussi, il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre — on perd quelque chose de sa verticalité, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon cœur à battre comme celui d’un ‘citoyen du monde’. Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières ».
C’est la leçon, magnifique et tragique à la fois, que nous souhaiterions, pour notre part, retenir de Stefan Zweig. C’est la leçon que l’Union européenne, qui a trahi l’Europe, devrait également retenir. •
Né en 1986, Mathieu Slama intervient régulièrement dans les médias, notamment au FigaroVox, sur les questions de politique internationale. L’un des premiers en France à avoir décrypté la propagande de l’Etat islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident. Son premier livre, La guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l’Occident, est paru aux éditions de Fallois.
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