Par Alexis Feertchak et Vincent Trémolet de Villers
Le philosophe et mathématicien Olivier Rey a accordé au FigaroVox [5 & 6.08] un grand entretien dont nous avons publié hier la première partie. Dans cette seconde partie, il expose comment le monde actuel connaît un processus de planétarisation, à dominante largement économique, où la politique se dissout. Nous n’ajouterons rien à ce déjà long entretien où beaucoup de choses essentielles sont dites. Il s’agit ici d’y réfléchir et, le cas échéant, d’en discuter tel ou tel élément, d’en débattre. Nous avons affaire ici, de toute évidence, à une critique de fond de la modernité ou postmodernité. LFAR
Le langage commun dit « on n’arrête pas le progrès ». Est-ce vrai ?
Ce que désigne ici le mot progrès est le développement technique. Dans un régime capitaliste et libéral, orienté vers le profit, l’appât du gain ne cesse de stimuler ce développement, qu’on appelle désormais « innovation ». Réciproquement, toute technique susceptible de rapporter de l’argent sera mise en œuvre.
On pourrait penser que les comités d’éthique contrecarrent le mouvement. Tel n’est pas le cas. Jacques Testart (biologiste ayant permis la naissance du premier « bébé éprouvette » en France, en 1982, et devenu depuis « critique de science », ndlr) considère que « la fonction de l’éthique institutionnelle est d’habituer les gens aux développements technologiques pour les amener à désirer bientôt ce dont ils ont peur aujourd’hui ». Ces comités sont là pour persuader l’opinion que les « responsables » se soucient d’éthique, et ainsi désarmer ses préventions. Quand une nouvelle technique transgressive se présente, le comité s’y oppose mais, en contrepartie, avalise d’autres techniques un tout petit peu moins nouvelles ou un tout petit peu moins transgressives. Finalement, les comités d’éthique n’arrêtent pratiquement rien, ils se contentent de mettre un peu de viscosité dans les rouages. Ils ont un rôle de temporisation et d’acclimatation.
Dans le domaine environnemental, il y a aujourd’hui une certaine prise de conscience. Pourquoi cette prise de conscience dans le domaine écologique n’est-elle pas étendue au domaine sociétal ?
Le lien entre la destruction des milieux naturels et certaines actions humaines est flagrant, ou à tout le moins facile à établir. En ce qui concerne la vie sociale, beaucoup s’accorderont à penser que la situation se dégrade, mais les causes de cette dégradation sont multiples et les démêler les unes des autres est une entreprise ardue. Les initiatives « sociétales » jouent certainement un rôle, mais compliqué à évaluer, d’autant plus que leurs conséquences peuvent s’amplifier au fil des générations et, de ce fait, demander du temps pour se manifester pleinement. Dans ces conditions, il est difficile de prouver les effets néfastes d’une loi et, y parviendrait-on, difficile également de faire machine arrière alors que les mœurs ont changé.
En matière d’environnement, la France a inscrit dans sa constitution un principe de précaution : lorsqu’un dommage, quoique incertain dans l’état des connaissances, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités doivent évaluer les risques et prendre des mesures pour prévenir ce dommage. Ce principe, sitôt adopté, a été détourné de son sens : on l’invoque à tort et à travers pour de simples mesures de prudence – ce qui permet de ne pas l’appliquer là où il devrait l’être. (On parle du principe de précaution pour recommander l’installation d’une alarme sur les piscines privées, mais on oublie son existence au moment de légiférer sur les pesticides ou les perturbateurs endocriniens qui dérèglent et stérilisent la nature.) L’expression « principe de précaution » mériterait de voir son usage restreint aux cas qui le méritent vraiment. En même temps, cet usage devrait être étendu aux mesures « sociétales », dont les effets sur le milieu humain peuvent être graves et irréversibles. La charge de la preuve doit incomber à ceux qui veulent le changement, non à ceux qui s’en inquiètent.
On parle de plus en plus souvent du clivage entre le « peuple » et les « élites ». Qui est à l’origine des lois sociétales ? Est-ce la société dans son ensemble, le droit ne faisant que s’adapter, ou sont-ce au contraire les « élites » qui tentent de changer celle-ci par le truchement du droit ?
Je suis réservé à l’égard des partages binaires de l’humanité. Par ailleurs, il me semble que le problème central aujourd’hui tient moins à l’existence d’élites qu’au fait que les prétendues élites n’en sont pas. Je veux dire que certaines personnes occupent des places en vue ou privilégiées. Mais il suffit de les écouter parler ou d’observer leur comportement pour comprendre qu’elles constituent peut-être une caste, mais certainement pas une élite ! Le risque aussi, à opposer frontalement « peuple » et « élites », est d’exonérer trop vite le peuple de maux auquel il collabore. Par exemple, les électeurs s’indignent à juste titre que ceux qu’ils élisent trahissent leurs promesses. Mais quelqu’un qui serait à la fois sensé et sincère serait-il élu ?
La vérité est que nous sommes tous engagés dans un gigantesque processus de planétarisation (je préfère ce terme à celui de mondialisation, car ce vers quoi nous allons n’a aucune des qualités d’ordre et d’harmonie que les Romains reconnaissaient au mundus, traduction latine du grec cosmos). S’il y avait un partage pertinent de la population à opérer, ce serait peut-être celui-ci : d’un côté les ravis de la planétarisation – en partie pour le bénéfice qu’ils en tirent à court terme, en partie par aveuglement ; de l’autre les détracteurs de la planétarisation – en partie parce qu’ils en font les frais, en partie parce qu’ils voudraient que la possibilité de mener une vie authentiquement humaine sur cette terre soit sauvegardée.
Il est indéniable que ce qu’on appelle aujourd’hui l’élite compte presque exclusivement des ravis de la planétarisation. Cela étant, ces soi-disant dirigeants dirigent très peu : leur rôle est d’accompagner le mouvement, de le favoriser, d’y adapter la société. C’est le sens, par exemple, du « En Marche ! » d’Emmanuel Macron. En marche vers quoi ? Peu importe, l’important est d’« aller de l’avant », même si cela suppose d’accentuer encore les ravages. Les lois sociétales participent de ce « marchisme ». Par exemple, la famille à l’ancienne est un des derniers lieux de résistance au mouvement de contractualisation généralisée. Tout ce qui peut la démantibuler est donc bon à prendre, « va dans le bon sens ».
D’où est venu ce processus? Pourrait-il s’arrêter un jour ?
On décrit souvent la modernité comme un passage de l’hétéronomie – les hommes se placent sous l’autorité de la religion et de la tradition -, à l’autonomie – les hommes se reconnaissent au présent comme les seuls maîtres à bord. Un espace infini semble alors s’ouvrir aux initiatives humaines, tant collectives qu’individuelles. Mais libérer l’individu de ses anciennes tutelles, cela signifie libérer tous les individus, et l’amalgame de cette multitude de libertés compose un monde dont personne ne contrôle l’évolution, et qui s’impose à chacun. Comme le dit l’homme du souterrain de Dostoïevski, dans une formule géniale : « Moi, je suis seul, et eux, ils sont tous ». L’individu est libre mais, à son échelle, complètement démuni face au devenir du monde. Le tragique est que c’est précisément la liberté de tous qui contribue, dans une certaine mesure, à l’impuissance de chacun. La politique se dissout dans un processus économique sans sujet. Comme l’a écrit Heidegger, nous vivons à une époque où la puissance est seule à être puissante. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde soit logé à la même enseigne : il y a ceux qui se débrouillent pour surfer sur la vague, beaucoup d’autres qui sont roulés dessous.
Ce processus est-il maîtrisable par une restauration politique ?
Politique vient de polis qui, en grec, désignait la cité. Pour les Grecs, les Perses étaient des barbares non parce qu’ils auraient été ethniquement inférieurs, mais parce qu’ils vivaient dans un empire. La politique ne s’épanouit qu’à des échelles limitées, au-delà desquelles elle dépérit. C’est pourquoi le grand argument qui a été seriné aux Européens, que leurs nations étaient trop petites pour exister encore politiquement et devaient transférer leur souveraineté à une entité continentale, où la politique retrouverait ses droits, a été une pure escroquerie. La politique n’a pas été transférée des nations à l’Union européenne, elle s’est simplement évaporée – à vrai dire tel était, sous les « éléments de langage » destinés à le masquer, le but recherché.
La nation mérite d’être défendue parce que c’est la seule échelle où une vie politique existe encore un peu. En même temps, des nations comme la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni sont déjà trop grandes pour que la politique y joue pleinement son rôle. Dans les années 1850, Auguste Comte déplorait l’unification italienne comme un mouvement rétrograde, et pensait qu’à l’inverse, c’était la France qui aurait dû se diviser en dix-sept petites républiques (soixante-dix en Europe). Selon lui, c’était seulement après s’être ancrées dans une vie à cette dimension que les petites patries auraient été à même de se réunir de façon féconde, afin de traiter ensemble les questions qui outrepassent leur échelle.
Aujourd’hui la Suisse, avec ses huit millions d’habitants et sa vie cantonale, est l’État européen où la démocratie est la plus vivace. Et historiquement, les cités de la Grèce classique, entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère, ainsi que les cités-États italiennes de la Renaissance (Florence comptait moins de 100 000 habitants du temps de sa splendeur) constituent des réussites inégalées, qui montrent qu’en étant ouvertes sur le monde, des patries de petite taille sont capables de resplendir dans tous les domaines.
Le problème est que même si beaucoup de petits États sont préférables à quelques gros, un gros État dispose d’un avantage : il est en mesure d’écraser un voisin plus petit. De là la tendance à la croissance en taille, quand bien même tout le monde, au bout du compte, devrait y perdre.
Le processus inverse est-il possible ? Peut-on imaginer que la petitesse devienne la norme ?
L’Autrichien Leopold Kohr (lauréat du prix Nobel alternatif en 1983) demeure malheureusement très méconnu. En 1957, dans son livre The Breakdown of Nations, il écrivait : « Il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée, sauf à petite échelle. […] C’est pourquoi par l’union ou par l’unification, qui augmente la taille, la masse et la puissance, rien ne peut être résolu. Au contraire, la possibilité de trouver des solutions diminue au fur et à mesure que le processus d’union avance. Pourtant, tous nos efforts collectivisés et collectivisants semblent précisément dirigés vers ce but fantastique – l’unification. Qui, bien sûr, est aussi une solution. La solution de l’effondrement spontané ».
Les choses étant ce qu’elles sont, je crains qu’il ne faille en passer par de tels effondrements. Quand je dis cela, je me fais traiter de Cassandre. Je rappellerai toutefois que dans la mythologie grecque, les mises en garde de Cassandre étaient toujours fondées, le problème étant que personne ne la croyait. Ainsi, malgré ses avertissements, les Troyens firent-ils entrer le cheval de bois dans leur ville. On ne peut pas dire que cela leur ait réussi. Par ailleurs, si les effondrements qui se préparent ont de quoi faire peur, car ils engendreront de nombreuses souffrances, la perspective n’est pas seulement négative : ils peuvent aussi être l’occasion pour les peuples d’échapper aux fatalités présentes, et de revenir à la vie. •
Olivier Rey est un mathématicien et philosophe français né en 1964. Polytechnicien de formation, il est chercheur au CNRS, d’abord dans la section « mathématiques » puis, depuis 2009, dans la section « philosophie », où il est membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST). Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment publié Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine (éd. Le Seuil, 2003) ; Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit (éd. Le Seuil, 2006) et Une question de taille (éd. Stock, 2014) pour lequel il a reçu le Prix Bristrol des Lumières 2014.
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