Par Eric Zemmour
Notre société de classes moyennes est minée par la prolétarisation et les inégalités. Et l’angoisse du déclassement hante les jeunes générations. A travers le dernier ouvrage du sociologue Louis Chauvel*, il en décrypte les causes systémiques [Figarovox – 7.09] et cette analyse nous intéresse – elle débouche sur la constatation d’un monde en ruine … LFAR
Les sociologues sont fatigants. Ils nous assomment de chiffres, de courbes, de graphiques. Ils nous bombardent de statistiques, afin de nous faire passer leur idéologie pour la réalité, comme si nous ignorions le mot célèbre de Mark Twain : « Il y a trois types de mensonges : les mensonges, les gros mensonges et les statistiques. » Ils écrivent dans une langue ampoulée, pleine de néologismes de Diafoirus jargonnant. Ils conversent avant tout entre eux, échangeant arguments et invectives par-dessus notre tête. Louis Chauvel n’est exempt d’aucune des tares de sa corporation. Cet amoureux fou de la grande littérature viennoise du début du XXe siècle, de Zweig à Musil, donne parfois à le lire l’impression de s’être imprégné des lourdeurs syntaxiques de la langue germanique.
Il y a deux livres dans le livre de Chauvel, ce qui le rend encore plus difficile à digérer. Mais chacun des deux est édifiant et instructif. Passionnant. Le premier est dans la continuité de ses précédents ouvrages : la mise en exergue de l’inexorable prolétarisation de la classe moyenne française, et en particulier de sa jeunesse qui subit la domination sans partage de la génération bénie du XXe siècle, celle des baby-boomers, jadis jeunesse dorée, désormais retraite en or massif. Le second livre dans le livre est une charge contre les sociologues qui ont contesté ses travaux et conclusions. Chauvel y est acerbe et convaincant : « La première idée que retiennent les étudiants en première année de sociologie est que la nature n’existe pas, que tout est construction sociale, et que la notion même de réalité est controversée et donc suspecte… Donc rien n’est vrai, tout est permis… La notion même de réalité n’existe pas… De cette sociologie de la déconstruction, il est resté un monde en ruine. » Chauvel arrose large puisqu’il accable avec pertinence « les tenants de la modernité liquide (qui) liquident la modernité » et « la péremption d’une large majorité du personnel politique et intellectuel qui vit encore dans un monde que les autres ont vu disparaître il y a trente ans ».
Reste le cœur du sujet. Chauvel cultive et approfondit son intuition d’origine : le fossé inégalitaire se creuse et entre les classes sociales et entre les générations. Nous avons fermé, depuis les années 1980, la parenthèse enchantée des Trente Glorieuses et nous revenons à marches forcées vers le monde inégalitaire d’avant la guerre de 1914. Nous renouons avec la traditionnelle loi de Pareto: 80% du patrimoine sont possédés par les 20% les plus riches. Chauvel explique que les statistiques officielles sont faussées en France parce qu’elles ne tiennent pas compte de l’élément moteur de ces inégalités : les prix du logement et ce qu’il appelle la « repatrimonialisation » des hiérarchies sociales. Quelques chiffres éclairent sa brillante démonstration : « Les professions intermédiaires disposaient en 1978 d’un niveau de vie supérieur à la moyenne française de 39%; aujourd’hui, l’écart n’est plus que de 17%. » Au cœur de cette prolétarisation de la classe moyenne, il y a la marginalisation de la jeunesse au profit de son aînée : « Si la tendance générationnelle dont continuent à bénéficier jusqu’à présent les premiers baby-boomers s’était maintenue, le niveau de vie de ceux nés en 1980 serait de 30 % plus élevé. »
Chauvel a bien compris que la massification scolaire a accéléré cette évolution ; et que l’inflation des diplômes a entraîné une dévaluation des titres universitaires et du premier d’entre eux : le baccalauréat. Par rapport à ses travaux précédents, Chauvel ajoute une comparaison internationale bienvenue et constate les effets redoutables de la mondialisation, en retrouvant dans ses chiffres les intuitions des premiers opposants à la « globalisation », qui avaient deviné que l’émergence des riches des pays pauvres se ferait au détriment des pauvres des pays riches : « En 2000, 88% de la population française comptait parmi les 20% les plus aisés à l’échelle mondiale. 75% en 2010. » Ce que Chauvel appelle « le grand déclassement ». Le discours de Chauvel ne va pas sans contradictions: « Ce qui relie jeunes, femmes et immigrés est le fait de représenter une concurrence menaçante pour les insiders déjà en emploi dans les années 1970. » Chauvel rejoint ainsi, sans le vouloir et sans l’avouer, la cohorte honnie par lui de ces sociologues et technocrates libéraux qui, fustigeant « la préférence française pour le chômage », appellent à faire sauter les protections sociales qui ne bénéficient selon eux qu’à ces fameux insiders. Comme eux, il ne veut pas voir que, selon la déjà ancienne analyse de Christopher Lasch, reprenant les intuitions de Marx, ce sont justement les patrons qui ont fait entrer sur le marché du travail toujours plus de femmes et d’immigrés, afin de peser sur les salaires d’ouvriers blancs et chefs de famille qui leur coûtaient de plus en plus cher.
Quoi qu’il en soit, Chauvel a bien compris la logique implacable de notre régression : « Les institutions sociales héritées de la Libération tiennent encore à leur structuration institutionnelle mais risquent de devenir des coquilles vidées de leur organisme vivant. »
Il communie ainsi lui aussi à sa manière dans le « c’était mieux avant ». Mais c’est un « c’était mieux avant » prudent, un « c’était mieux avant » bien-pensant, de gauche, sociologique, politiquement correct. Un « c’était mieux avant » égalitaire. Un « c’était mieux avant » social-démocrate. On privilégie l’économique, on insiste sur les inégalités sociales et générationnelles, on ne cherche surtout pas à s’aventurer dans la question taboue des différences ethniques, culturelles, religieuses. L’identité ne peut être que productrice « d’anomie ». On a peur de ce qu’on y trouverait. Nostalgie de la France des Trente Glorieuses, cette France des classes moyennes qui marchait vers un destin apaisé à la scandinave, dont Chauvel oublie seulement qu’elle était homogène – à l’instar d’ailleurs de son modèle originel, l’Amérique blanche des suburbs des années 1950. Et que ceci explique – en partie – le bonheur de celle-là. Comme si au dernier moment, le poids de sa culture sociologique l’inhibait et l’illusionnait encore. •
* La spirale du déclassement. Louis Chauvel, Seuil, 208 p., 16 €.
Eric Zemmour une grande plume ! Courageux n’hésitant pas a être politiquement incorrect un digne successeur des Gaxotte , Maulnier , ou autre !
Bonsoir,
J’ai commencé à lire l’article de Zemmour en début d’après midi…j’ai oublié le sujet…et de toutes façon, je suis globalement ok avec M.EZ qui parvient toujours à être pertinent…quant on ne lui coupe pas sottement la parole sur les plateaux TV…où j’ai toujours eu plaisir à l’entendre s’exprimer.
Pour le reste…je crois que les rentrées scolaires me font désormais bailler d’ennui…surtout…surtout…si elles s’accompagnent des commentaires navrants de Mme Najat V.B etc…
Amicalement vôtre