Nombreux sont ceux qui dénoncent le politiquement correct, mais rares sont ceux qui prennent vraiment la peine d’étudier sa logique et son fonctionnement. Dans de nombreux livres parus au fil des quinze dernières années, Jean Sévillia s’est imposé cet exercice, pour voir de quelle manière le politiquement correct manipule les esprits et étouffe la liberté de pensée, de réfléchir et de débattre, dans des sociétés qui prétendent pourtant avoir renversé tous les tabous. Aujourd’hui, sous le titre Écrits historiques de combat (éd. Perrin, 2016), il rassemble trois d’entre eux, Historiquement correct, Moralement correct et Le terrorisme intellectuel. Il fait précéder le tout d’une vigoureuse préface inédite où il revient sur l’état de la vie intellectuelle en France, aujourd’hui, et sur les manifestations de dissidence contre le conformisme progressiste, à un moment, où le pays est victime d’une offensive islamiste qui ramène le tragique au cœur de la cité.
Cette réédition est heureuse: ces trois ouvrages, parus respectivement en 2003, en 2007 et en 2000, n’ont pas vieilli. Ou plutôt, l’analyse qu’ils nous proposent est confirmée. J’ajouterai qu’ils ont été écrits avant la percée médiatique du nouveau conservatisme français, qui a traumatisé une gauche habituée à définir seule les paramètres de la respectabilité idéologique. Même s’ils demeurent aujourd’hui très minoritaires dans un paysage médiatique où l’hégémonie progressiste est indéniable, les dissidents conservateurs sont néanmoins plusieurs et ont le bonheur, comme on dit, de chasser en meute. Il n’en a pas toujours été ainsi. Quand Jean Sévillia a écrit ses livres, il était un des rares à affronter aussi ouvertement le progressisme, tout en le faisant avec une grande courtoisie démocratique, sans jamais verser dans la polémique gratuite. Il a fait preuve d’un immense courage civique. C’était un précurseur, comme plusieurs l’ont justement noté.
Sévillia est non seulement journaliste de profession mais historien de vocation. On comprend pourquoi Historiquement correct ouvre ces Écrits historiques de combat. L’espace public, on le sait, est accroché à une certaine vision de l’histoire, qui conditionne le présent et contribue à sa définition. En d’autres mots, le récit historique joue un grand rôle dans la définition des termes de la respectabilité médiatique et de la légitimité politique. Et comme le montre Sévillia, la conscience historique occidentale est obstruée par des légendes et autres mythes qui déforment le passé. Il faut savoir se délivrer de cette mythologie culpabilisante. Qu’il s’agisse des croisades, de l’inquisition, des guerres de religion, des Lumières, de l’esclavage ou de bien d’autres thèmes, Sévillia déconstruit avec une érudition remarquable les clichés qui habitent l’esprit public contemporain. Avec une culture encyclopédique, fruit de très nombreuses lectures, il invalide la vulgate médiatique.
L’entreprise est indispensable : Sévillia montre comment une forme d’obstination dans l’anachronisme domine notre rapport au passé. On ne pose pas aux acteurs des temps anciens les questions qu’ils se posaient mais on les écrase sous nos préoccupations contemporaines. On instrumentalise le passé pour justifier le dynamitage de la continuité historique. Si le passé est empoissonné, c’est la tradition qu’il faut rejeter, pour mieux repartir à zéro. C’est l’obsession de la table rase. Paradoxe: on pourrait croire que plus le passé s’éloigne et plus son étude se dépassionne. C’est le contraire. Le passage des années le simplifie à outrance. On ne veut y voir que des gentils et des méchants. Plus les témoins disparaissent et plus l’histoire se laisse enfermer dans un récit idéologique qui gomme la complexité des situations. Elle devient dès lors inintelligible. Sévillia réhabilite les vertus de la nuance historique. C’est à cette condition que l’histoire peut redevenir un laboratoire pour réfléchir aux divers visages de la nature humaine.
Moralement correct examine un autre grand pan du système d’inhibitions qui étouffe le débat public, en illustrant comment les ravages associés aux grandes mutations culturelles liées à la révolution libertaire des années 1970 sont sacralisés. Sévillia montre de quelle manière s’impose la figure de l’individu-roi, au nom de qui on détricote les institutions et on pousse à la dissolution des mœurs communes dans la cité. À terme, cet individu délié, qui s’autocongratule en se présentant comme un citoyen du monde, perd les médiations protectrices pourtant constitutives de son humanité, qu’il s’agisse de la famille ou de la patrie : le bien commun devient impensable. L’individualisme fanatisé fait des ravages et pousse l’être humain vers le fantasme le plus destructeur qui soit, celui de l’autoengendrement. Ici encore, la contribution de Sévillia est majeure : elle démontre la dynamique idéologique commune aux revendications « sociétales ». Toute querelle politique véritable repose en fait sur une divergence anthropologique.
Troisième ouvrage de ces Écrits historiques de combat, Le terrorisme intellectuel propose une remarquable analyse du politiquement correct à travers une petite histoire de l’intelligentsia française depuis la Deuxième guerre mondiale. De Lénine à Staline, de Mao à Pol Pot, elle s’est très souvent trompée et croit encore aujourd’hui indiquer le sens de l’histoire. Elle se trompe à nouveau en décrétant la fin des nations, en célébrant l’immigration massive ou la théorie du genre. Derrière son hostilité à la civilisation occidentale, on retrouvera une forme de fureur nihiliste, qui la pousse à tout déconstruire. Elle aime aussi présenter ses contradicteurs dans les habits d’un fascisme éternellement renaissant, ce qui est n’est pas sans efficacité lorsque vient le temps d’exécuter médiatiquement un adversaire, de le frapper d’ostracisme. Encore aujourd’hui, on préfère psychiatriser un adversaire plutôt que de débattre avec lui. La parole dissidente fait encore scandale.
J’y reviens: c’est un travail de longue haleine qui permet aujourd’hui à Jean Sévillia de rassembler ces trois livres. On les lira ou les relira avec grand bonheur. À la différence de ceux qui ont adhéré aux mythes progressistes avant de rejoindre eux aussi le camp des critiques du politiquement correct, on peut dire que Jean Sévillia était dès le début une figure dissidente. Dans nos sociétés, il faut d’abord avoir été de gauche pour avoir un jour le droit de ne plus l’être. On tolère les esprits désenchantés, mais beaucoup moins ceux qui n’ont pas été bluffés. Il ne s’agit pas de se moquer de ceux qui ont d’abord cru au progressisme, avant de s’en éloigner, mais seulement de constater qu’il était possible, dès le début, de ne pas se laisser bluffer par ses légendes, de ne pas se plier à ses commandements. Ces Écrits historiques de combat nous rappellent que Jean Sévillia fut de ceux-là. Il s’est imposé comme un écrivain politique indispensable de nos temps où la liberté se paie plus cher qu’on ne le croit. •
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’ Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.
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