Reprenons ces deux questions distinctement.
Le phénomène de la radicalisation ne veut à peu près rien dire en soi. Comme j’aime le dire, quand un péquiste [NDLR : membre du Parti québécois, favorable à l’indépendance de la Belle province] se radicalise, il veut tenir un référendum coûte que coûte dans un premier mandat, lorsqu’un conservateur fédéral se radicalise, il veut privatiser Radio-Canada, quand un social-démocrate se radicalise, il rêve d’une augmentation généralisée des impôts, quand un catholique se radicalise, il rêve de lois morales plus coercitives, mais quand un islamiste se radicalise, il peut verser dans le terrorisme et le djihadisme. En d’autres mots, c’est l’islam radical qui pose un problème de sécurité majeur aujourd’hui. Il ne représente pas une variante parmi d’autres du problème du radicalisme : il représente un problème à part entière, qu’on ne peut sérieusement dissoudre dans un problème plus vaste.
Mais on ne veut pas l’avouer. Alors on jette un voile sur le phénomène et on parle de radicalisme en général. On dira s’inquiéter de tous les radicalismes, histoire de diluer la responsabilité de l’islamisme dans un phénomène plus global de radicalisation. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, on pratique le déni de réalité et on va même jusqu’à dire que toutes les religions et les doctrines menacent également, par la tentation radicale qui leur serait consubstantielle, la paix civile et la sécurité dans nos pays. Un exemple parmi d’autres : après l’attentat d’Orlando, par Omar Mateen, n’a-t-on pas assisté au procès des grandes religions monothéistes, comme si le christianisme et le judaïsme étaient coupables par association des crimes commis au nom de l’islam radical ?
Mais il arrive qu’on doive quand même poser la question de l’islamisme. On a beau balayer le réel sous le tapis, il en reste toujours des traces. Que faire d’elles ? En général, on victimisera ceux qui sont tentés par l’islamisme. C’est la société d’accueil qui, en les rejetant, les pousserait vers l’islam radical. En un mot, l’islamophobie serait à l’origine de l’islamisme. C’est très fort. En gros, le monde occidental serait coupable du fait qu’on le rejette et qu’on veuille entrer en guerre avec lui. L’Occident serait structuré autour d’un système discriminatoire poussant à la persécution des minoritaires, et plus particulièrement, des musulmans, et parmi ces derniers, certains trouveraient refuge dans une idéologie radicale qui répondrait aussi au besoin d’absolu des plus jeunes. On ne luttera convenablement contre la tentation islamiste qu’en luttant contre ces discriminations supposées et en se convertissant plus ou moins officiellement au multiculturalisme, une doctrine favorisant l’ouverture à l’autre et le respect des différences. C’est en déconstruisant la nation qu’on pourrait créer une société véritablement inclusive qui ne pousserait plus les jeunes désemparés dans les bras des islamistes. Dans cette perspective, on condamnera toutes les politiques visant à restaurer une culture de convergence et c’est ainsi qu’on fera le procès notamment de ceux qui souhaitent mettre de l’avant une vraie laïcité nationale. On relativise au même moment l’influence du discours islamiste et la haine de l’Occident qu’il propage dans nos pays en cherchant à instrumentaliser les contradictions qui traversent nos sociétés pour imposer sa loi ou verser dans la violence meurtrière. Nous peinons à comprendre que le monde occidental trouve dans l’islamisme un ennemi qui veut sa perte.
En d’autres mots, nous sommes en ce moment devant une offense rhétorique et sémantique pour imposer un vocabulaire culpabilisateur. Devant les discours et les études qui prétendent nous éclairer sur ce phénomène, il n’est pas interdit de faire preuve de scepticisme. Dans les circonstances, c’est l’autre nom de la vigilance démocratique. •
Journal de Montréal
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.
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