Patrick Boucheron
Par Alain Finkielkraut
TRIBUNE – Alain Finkielkraut commente ici l’Histoire mondiale de la France* dirigée par Patrick Boucheron [Figarovox – 25.01]. Il s’étonne et même il s’indigne de n’y avoir rien trouvé de la civilisation française. Cette superbe charge nous apparaît dictée par un pur patriotisme littéraire et culturel. Par le patriotisme tout court. Nous ne sommes pas toujours et en tous points d’accord avec Alain Finkielkraut. Certaines de ses passions ne font pas vraiment partie des nôtres. Si différends il y a, nous les regrettons, car tant qu’il y aura en France des intellectuels de son rang, des esprits animés d’une telle ferveur française, disposant de l’audience qui est la sienne, l’espoir de toutes les formes de renaissance nationale reste permis. Permis et réaliste. Lafautearousseau.
Comme les auteurs de l’Histoire mondiale de la France, je déteste voir mon pays se refermer sur lui-même. Rien ne m’inquiète, ne me hérisse, ne me scandalise davantage que la négation ou l’oubli de l’Autre. Le regard étranger m’importe au plus haut point. Et notamment celui du grand romaniste allemand Ernst Robert Curtius dans son Essai sur la France publié en 1930 : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de ses destinées. »
Nombre d’autres témoignages corroborent l’observation de Curtius. La France mondiale, c’est d’abord la France vue d’ailleurs. Et la France vue d’ailleurs est une patrie littéraire. Fort de cette définition, j’aborde le livre publié sous la direction de Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, et je découvre, effaré, que ni Rabelais, ni Ronsard, ni La Fontaine, ni Racine, ni Molière, ni Baudelaire, ni Verlaine, ni Proust n’y figurent. Et si Mauriac est cité, ce n’est pas pour son œuvre, c’est pour sa critique honteusement réactionnaire du féminisme.
Certes, il y a bien un chapitre sur la Comédie humaine, mais Jérôme David, son auteur, n’est pas content : il déplore que Balzac découpe les cultures en nations au lieu de reconnaître et de pratiquer l’hybridation, et il lui oppose le cosmopolitisme véritable de Claude Fauriel qui, au même moment, occupait la première chaire de littérature étrangère à la Sorbonne et qui a consacré un chapitre de son Histoire de la poésie provençale à l’influence des Arabes sur la littérature française : « Personne n’a formulé une telle hypothèse après lui. Il serait pourtant à souhaiter, aujourd’hui, que de tels chapitres deviennent tout simplement pensables. » Telle est la conclusion de l’article sur l’auteur du Père Goriot et des Illusions perdues.
Ainsi s’éclaire le sens de « monde » pour les nouveaux historiens. Mondialiser l’histoire de France, c’est dissoudre ce qu’elle a de spécifique, son identité, son génie propre, dans le grand bain de la mixité, de la diversité, de la mobilité et du métissage. Et c’est répondre au défi islamiste par l’affirmation de notre dette envers l’Islam. De manière générale, l’Histoire mondiale de la France remplace l’identité par l’endettement. Ici doit tout à ailleurs. De la France, patrie littéraire, ce qui surnage, c’est la traduction des Mille et Une Nuits par Antoine Galland et l’audace qui a été la sienne d’ajouter au corpus original des histoires que lui avait racontées un voyageur arabe venu d’Alep.
Instructif aussi est le récit de l’invasion musulmane de 719 à Narbonne, où les cultures se sont mêlées avant que les Francs, hélas, n’arriment par la force cette ville à leur royaume. Ceux qui, en revanche, croient pouvoir mettre au crédit de la France naissante la première traduction latine du Coran par l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable en 1143, sont avertis que cette démarche n’était pas inspirée par la curiosité mais par une volonté de dénigrement. Et peu importe le fait que l’Islam de son côté ne pouvait pas même envisager de traduire les Écritures saintes des religions antérieures à son avènement.
Nos éminents universitaires n’ont que l’Autre à la bouche et sous la plume. Ouverture est leur maître mot. Mais ils frappent d’inexistence Cioran, Ionesco, Kundera, Levinas, tous ces étrangers qui ont enrichi notre philosophie et honoré notre littérature. Car c’est à ce « notre » qu’ils veulent faire rendre l’âme. Leur rejet de toute cristallisation identitaire les conduit à répudier le nous de la continuité historique pour celui, multiracial, de l’équipe « black-blanc-beur » qui a remporté la Coupe du monde de football le 12 juillet 1998. Au nom du combat contre la lepénisation des esprits, les chercheurs réunis par Patrick Boucheron vident la France de ce qu’elle a de singulièrement aimable et admirable. Car si Lilian Thuram, Marcel Desailly, Zinédine Zidane mais aussi Bourvil, Catherine Deneuve et Charles Aznavour figurent dans ce grand récit, on ne trouve pas plus la trace de Poussin, de Fragonard, de Watteau, de Géricault, de Courbet, de Monet, de Degas, de Bonnardou, de Berlioz, de Bizet, de Debussy, de Ravel, de Gabriel Fauré que de Proust ou de La Fontaine. Ni littérature française, ni peinture française (à l’exception des Demoiselles d’Avignon), ni musique française. Le dégoût de l’identité a fait place nette de la culture. Les façonniers de l’Histoire mondiale de la France sont les fossoyeurs du grand héritage français.
« Une histoire libre », dit le journal Libération pour qualifier ce bréviaire de la bien-pensance et de la soumission, cette chronique tout entière asservie aux dogmes du politiquement correct qui ne consacre pas moins de quatorze articles aux intellectuels sans jamais mentionner Raymond Aron, ni Castoriadis, ni Claude Lefort, ni aucun de ceux qui ont médité la catastrophe totalitaire et la bêtise de l’intelligence au XXe siècle. Certes, la mort de Staline n’est pas oubliée, mais si Patrick Boucheron et son équipe n’étaient pas obnubilés par les prescriptions et les priorités de l’idéologie dominante, ils auraient évidemment accueilli cet événement mondial que fut le procès Kravchenko.
« Histoire jubilatoire », ajoute Libération. Ce mot – le plus insupportablement bête de la doxa contemporaine – convient particulièrement mal pour une histoire acharnée à priver la France de son rayonnement et à l’amputer de ses merveilles. Ce qui tient lieu de vie avec la pensée, ce n’est pas la Recherche du temps perdu, c’est Les Damnés de la terre de Frantz Fanon. Et l’affaire Strauss-Kahn a ceci de bénéfique, apprend-on une fois arrivé à l’année 2011, qu’elle porte un coup fatal au mythe français de la galanterie et qu’elle érige la transparence en impératif démocratique universel.
Levinas disait de la France que c’était « une nation à laquelle on peut s’attacher par l’esprit et le cœur aussi fortement que par les racines ». L’Histoire mondiale de la France rend cet attachement impossible, car la France qu’elle nous présente n’est plus une nation mais un courant d’air ou, comme l’écrit Éric Aeschimann dans L’Obs : « Une succession d’aléas, un fatras doux et violent, une vaste aventure collective sans signification particulière. »
Il n’y a pas de civilisation française, la France n’est rien de spécifiquement français : c’est par cette bonne nouvelle que les rédacteurs de ce qui voudrait être le Lavisse du XXIe siècle entendent apaiser la société et contribuer à résoudre la crise du vivre-ensemble. Quelle misère ! •
« Mondialiser l’histoire de France, c’est dissoudre ce qu’elle a de spécifique, son identité, son génie propre, dans le grand bain de la mixité, de la diversité, de la mobilité et du métissage »
* Histoire mondiale de la France, Le Seuil, 776 p., 29 euros.
De l’Académie française
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De manière générale, l’Histoire mondiale de la France remplace l’identité par l’endettement