Damas – Le boulevard de la Victoire – vers 1920
Nous interrompons cette semaine et la semaine prochaine le Journal du Maroc de notre ami Péroncel-Hugoz, pour laisser place à quelques-unes de ses Notes damascènes, dans lesquelles il puisa, au cours de la décennie 1980, et pour ses reportages dans Le Monde et pour son premier livre de voyages, Villes du Sud (1990).
C’était alors, en Syrie, l’époque du dictateur « Assad 1er », père d’ « Assad II », son fils, toujours au pouvoir ; une époque non pas « belle » mais où le pays des Omeyades était en paix, armée certes mais en paix, où les étrangers non-musulmans pouvaient parcourir ce magnifique pays, encore plein de souvenirs français, sans risque, et où les chrétiens indigènes, sans être traités d’égal à égal avec les « vrais croyants » (mahométans bien sûr), voyaient leurs églises et leurs biens respectés en général. La minorité parachiite des noçaïris (ou alaouites) a installé en Syrie depuis près d’un demi-siècle une dictature impitoyable mais moins négative pour les non-musulmans que les régimes sunnites dictatoriaux ayant succédé au Mandat français après la Seconde Guerre mondiale.
Quand on entre à Damas on traverse la Ghouta, oasis sans palmiers. Des chemins s’en vont sous les poiriers et les pruniers : sur l’un d’entre eux, la conversion d’un certain Saül de Tarse changea la face du monde. En attendant de pénétrer dans la ville par « la rue qu’on appelle la droite » où Les Actes des Apôtres font résider le disciple et qui porte toujours le même nom, arrêtons-nous à Mléah, chez Maître Walid. Sa demeure est en terre brune séchée, à un seul étage. Dans le petit patio rouge et blanc des géraniums accouplés au jasmin, on s’assoit le temps de s’approvisionner en pommes confites et en amareddine, « la lune de la religion », pâte d’abricot dont on fait jusqu’au Caire, surtout pendant Ramadan, des sirops et des sorbets doux-acides dont même Bonaparte, en Orient, raffola. A Damas, émule de Sybaris, Mahomet ne voulut se transporter que par l’imagination, jugeant qu’il serait péché de « contempler le paradis sur terre » … Préservé de tels scrupules par son agnosticisme, Ernest Renan trouva « calme et bonheur » sous les ramures damascènes. Le mont Kassioun, bloc rose et beige d’où le pouvoir a un œil sur la capitale, est aussi l’observatoire du voyageur. Alphonse de Lamartine, vêtu à l’arabe, découvrit de là, vers 1830, « le plus magnifique et le plus étrange horizon qui ait jamais étonné un regard d’homme ». Le poète fut ébloui par « les remparts de marbre jaune et noir… le labyrinthe de jardins, de vergers, de palais… les sept branches du fleuve et les ruisseaux sans nombre ».
Damas, simple chef-lieu ottoman sous le nom ronflant de pachalik, renfermait alors dans son « enceinte dorée » quelques 400.000 âmes. Elle en compte aujourd’hui* de un à deux millions selon que l’on consulte les registres du recensement ou ceux du ministre du Ravitaillement (il y a peut-être des resquilleurs…). La verdure de la Ghouta est partout grignotée par les constructions neuves ; l’à-pic du djebel Kassioun même n’a pas rebuté les financiers koweïtiens, qui, à coup de dynamite, y ont taillé des terrasses pour bâtir villas et cafés ; au-dessus des platanes de la route de Beyrouth montent d’amphigouriques palaces internationaux ; entre l’aérodrome militaire de Mezzé et la rotonde des Omeyades s’élève, le long d’une autoroute, la masse sarcellesque du Nouveau-Damas.
Sans Damas
Tolède n’eût pas été,
Bagdad n’eût pas connu
Les splendeurs des fils d’Abbas,
nous rappelle Ahmed Chaouki, le Victor Hugo égyptien. Mais « la rumeur qui mène au fond de la mémoire ce nom prestigieux de Damas » ne se traduit guère pour nous aujourd’hui, comme déjà il y a trois quarts de siècle pour Jérôme et Jean Tharaud, que par « quelques mosquées, des tombeaux, deux ou trois palais bâtis dans la banalité moderne ». En proie à un charroi effrayant, le cœur de la capitale syrienne est lui-même en train de se débarrasser allègrement de ses quelques charmes. Nuit et jour, tout est chantier. Marteaux-piqueurs et boutoirs d’acier ont fait cause commune contre le profil rétro-provincial d’un centre resté marqué par la domination turque finissante et par quatre ou cinq lustres de tutelle française. Tout au plus peut-on espérer que la colonne de bronze marquant, sur la place Merjé, l’établissement du télégraphe entre Istamboul et La Mecque restera debout. Entichée de ciment armé et de macadam, la municipalité, par « modernisme », a déjà sacrifié sans remords les arbres bordant le fleuve Barada, après avoir enseveli sous le béton une partie de ce littéraire cours d’eau ; elle a pris maintenant pour cible la très démodée, quoique toujours utile, gare du Hedjaz, exemple amusant et rare de l’architecture stambouliote des derniers califes ottomans. A la suite des interventions d’intellectuels syriens éclairés, dont le scénariste et critique du Caire, Rafik Saban, les autorités de Damas ont décidé de sauver de la destruction la gare du Hedjaz. • (À suivre la semaine prochaine)
∗ Vers 1985