Par Jérôme Blanchet-Gravel*
C’est là [Causeur, 6.06] un intéressant article – et juste en nombre de points relatifs à l’actualité – qui soulève toutefois quelques objections de fond. En premier lieu, faut-il vraiment invoquer un modèle social, en effet en cours de destruction ? Mais la société ne se définit pas essentiellement par un modèle. Elle est d’abord un fait, dans son essence, et, nous oserons dire, à contre-courant, un fait de nature. Elle ne ressort en vérité d’aucun contrat social, mais de la naissance, de l’Histoire et d’un héritage. Il n’appartient pas à l’Etat de décider de sa nature, mais de la servir, l’ordonner, la pacifier et de servir le Bien Commun, d’en favoriser les progrès, au besoin de le défendre. Que ce que nous appelons la gauche ait de longue date failli à ces missions tient, nous semble-t-il, à son fondement révolutionnaire. Encore faut-il souligner que ce que nous appelons la droite, professe à très peu près la même idéologie, à laquelle elle est, de fait, ralliée et mène la mêeme politique. Boutang se révoltait qu’on empêche l’homme moderne – partant, la société – de vivre naturellement. Le fond du problème que cet article – par ailleurs excellent – méconnaît quelque peu, nous paraît être là. Faut-il donc renoncer aux fondamentaux ? Lafautearousseau.
Outre les flambées de violence de plus en plus fréquentes qu’il encourage, le multiculturalisme sonne le glas du modèle social. La plupart de ceux qui y adhèrent ont beau prétendre appartenir à une certaine gauche, il n’en demeure pas moins que cette idéologie contribue à abattre ce qu’il reste encore de l’État comme figure habilitée à prendre soin de la population. Il est devenu presque banal d’affirmer que le multiculturalisme va de pair avec le libéralisme. Mais pourquoi vont-ils si bien ensemble ?
La réponse est que non seulement la politique antidiscriminatoire a pour effet d’occulter une multitude d’enjeux économiques importants, mais elle favorise la dissolution des solidarités de classe dans des sociétés de plus en plus divisées en fonction d’appartenances tribales. La distance est si grande entre l’État-providence et le multiculturalisme qu’on se demande comment certains politiciens peuvent encore sérieusement les défendre en même temps. En France comme au Québec, au Royaume-Uni comme aux États-Unis, le communautarisme brise la logique du contrat social : il viendra rapidement un temps où la solidarité ne sera encouragée qu’à l’intérieur même des communautés culturelles.
Des solidarités économiques aux solidarités ethniques
Il est quand même fascinant d’observer à quel point les gauches occidentales peuvent renier leur héritage en procédant au démantèlement du paradigme social au profit du paradigme identitaire. Je suis loin d’être le premier à constater que la gauche a délaissé une grande partie de son programme économique en ayant fait de la défense des populations immigrées son cheval de bataille. Aux yeux de plusieurs représentants de ce courant, le travailleur ordinaire occidental est devenu le symbole de la « tyrannie de la majorité » tandis que la figure de l’Étranger est devenue celle de la grande rédemption à venir.
D’ailleurs, dans les années 1960-1970, le fait que la gauche se soit mise à percevoir les minorités comme le nouveau prolétariat ne l’a pas empêché d’abandonner ultérieurement sa propre mythologie pour embrasser des thèses qui se trouvent à mille lieues de la pensée socialiste. La gauche a d’abord recyclé ses thèmes et ensuite plongé tête baissée dans un antiracisme identitaire qui ne pouvait mener qu’au choc des civilisations. Pour tout dire, la gauche a tellement insisté sur la discrimination dont souffriraient les minorités qu’elle a elle-même contribué à les marginaliser selon une prophétie autoréalisatrice, réussissant à convaincre l’élite des prétendues velléités du peuple à leur encontre. Pendant qu’elle s’acharne à parler de xénophobie, la gauche ne se préoccupe plus tellement des inégalités économiques.
Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump en novembre 2016 a illustré cette tendance : le désespoir de nombreux déshérités de la classe moyenne a été perçu comme un signe de pur chauvinisme dans une Amérique de plus en plus multiculturelle. Malgré les avertissements de Bernie Sanders, les revendications économiques des Américains « WASP » n’ont jamais été vraiment prises au sérieux par les démocrates. Le sentiment de désillusion exprimé par les principales victimes de la désindustrialisation a été vu comme la frustration d’une ancienne catégorie de privilégiés (« white angry men ») par rapport à l’évolution naturelle de la société américaine. Résultat : la gauche libérale a contribué à élire un puissant démagogue par son rejet de la classe ouvrière.
Une gauche française à l’américaine ?
En France, l’essor du multiculturalisme ne pouvait donc logiquement déboucher que sur le développement d’une gauche à l’américaine, c’est-à-dire fondamentalement libérale. Emmanuel Macron l’incarne à merveille, lui qui semble avoir compris pourquoi son époque n’était pas compatible avec une forte intervention de l’État. Pour assurer l’équilibre de la société, les libéraux pensent que la clé réside dans l’autonomie. Le marché, de même que les associations religieuses fanatisées, devraient être libres de s’autogouverner. Il ne reviendrait pas à l’État de guider la société civile et de redistribuer universellement la richesse, mais bien aux communautés de s’assurer du bien-être de leurs membres. La France goûtera un jour à cette médecine si elle persiste à s’américaniser.
Jean-Claude Michéa a déjà suggéré que la gauche avait intériorisé les principaux codes du libéralisme anglo-saxon sans même le réaliser. Finalement, force est de constater qu’à l’exception de quelques anciens marxistes, elle n’est devenue qu’une référence de l’imaginaire à laquelle on ne renvoie que pour se donner bonne conscience. La gauche n’est qu’un hochet qu’on agite pour plaire, elle n’existe encore que pour diaboliser la nation. •
Jérôme Blanchet-Gravel
essayiste
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Faut-il renoncer aux fondamentaux, demande la faute à Rousseau. Non, bien sûr!
Oui la FAR a mis le doigt sur la faiblesse originaire de la gauche, qui réfléchit encore: derrière ce contrat social fantasmé qui vitrifie ou tyrannise la société, il y a chez beaucoup une nostalgie qui remonte de notre vraie nature, pour une vraie relation concrète à l’autre, fondatrice, et non destructrice, une nostalgie pour tout ce qui dans notre histoire a permis de tisser le lien social , de perdurer en donnant pas à pas du prix à nos humbles actions ;
Oui, il est salutaire de percer la croute ou d’arracher le masque, qui nous étouffe.
N’est ce pas déjà une prière , qui jaillit chez François Villon dans sa célèbre « ballade de pendus « .
« Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis. »
Avec ce culte idolâtre et finalement carnassier de la diversité, n’avons nos pas endurcis nos cœurs contre nous –mêmes , contre nos frères , étouffé la piété et la pitié ?
Cette strophe de Villon me serre toujours le cœur et votre derniére phrase, Henri, me touche.
À Marseille, et peut être LFAR nous en parlera mieux, c’est le rififi dans l’extrème gauche/ anarchistes. Mille sabords, le nom de leur librairie où se déroulait une de leurs réunions, les a vus se battre entre eux : les anciens partisans de la vieille lutte des classe, les nouveaux y substituant » la lutte des races » , allant jusqu’à révoquer pour certains leur fameux » ni dieu ni maître » parce que ça ferait de la peine aux musulmans… que leur reste til de leurs fondamentaux, à eux ?!!!!
L’extréme gauche, là , est le bubon de la gauche dont parle l’article.