Par Johan Rivalland
Article d’une série, sur Contrepoints, destinée à nous faire découvrir ou redécouvrir l’auteur autrichien Stefan Zweig. Dont toute l’oeuvre, si riche, nous intéresse à bien des titres. Aujourd’hui, présentation de de « Volpone » et « Un caprice de Bonaparte », deux pièces de théâtre particulièrement remarquables et savoureuses.
Volpone
Maudit argent ! Le voilà encore une fois qui fait des siennes. Ou plutôt, ce sont une fois de plus les perversions de l’âme humaine qui conduisent certains esprits à perdre la tête et arborer des attitudes peu glorieuses lorsqu’il s’agit d’argent.
Y voyant un peu une analogie avec Le Nombril de Jean Anouilh (un autre auteur dont je pourrai également envisager la présentation des œuvres à travers une série d’été, peut-être l’an prochain), mais dans une situation tout autre, j’ai finalement plutôt pensé très rapidement à Molière.
Un génie commun, un même type d’inspiration, dans un style plus contemporain. Puis, devant la force des situations, le comique de situation, les multiples imprévus et rebondissements, c’est Feydeau qui m’est venu en tête.
C’est dire le talent de Stefan Zweig. Dans un univers qui n’était pas a priori le sien, il parvient une nouvelle fois à nous surprendre et à produire une œuvre surprenante, qui n’a rien à envier aux plus grands.
Le thème : un vieil homme très riche et sans descendance, qui suspecte ses plus proches amis présumés de n’être en réalité intéressés que par son héritage, décide de se jouer d’eux en faisant croire à tous, avec la complicité de son fidèle Mosca qui travaille tout à son service, qu’il se trouve au bord de la mort, vivant ses dernières heures.
Vont s’en suivre des scènes truculentes, où c’est lui qui va obtenir de leur part et les délester d’une partie de leur propre fortune, en gage de leur prétendue amitié, ceux-ci escomptant chacun se voir désigner comme l’unique héritier de son immense fortune.
Une pièce de théâtre enlevée, drôle, savoureuse, où les quiproquos et rebondissements multiples ne sont pas absents, ajoutant tout le piment nécessaire à cette farce bien rythmée, dont les péripéties parviennent à nous surprendre jusqu’au bout. •
Stefan Zweig, Volpone, Gallimard – Le manteau d’Arlequin, septembre 1991, 224 pages.
Un caprice de Bonaparte
Il s’agit là aussi d’une pièce de théâtre, mais d’un tout autre genre, sur un sujet moins léger.
Cette pièce met en scène un lieutenant exemplaire et pleinement engagé au service de sa patrie et du général Bonaparte, François Fourès, durant la campagne d’Égypte.
N’hésitant pas à confier une fausse mission à ce pauvre lieutenant entièrement dévoué à sa cause, pour mieux l’écarter loin de lui, Bonaparte profite de son absence pour lui voler en quelque sorte son épouse, tirant parti de son pouvoir.
Une affaire pas banale qui vit Fouché en personne, une fois Bonaparte devenu Premier Consul, intervenir pour étouffer l’affaire, tant la révolte s’empara du lieutenant Fourès, dans un combat inégal, lorsqu’il comprit de quelle supercherie il fut la victime.
Quand l’abus de pouvoir fait appel à la raison d’État pour déjouer toute velléité de résistance.
Une pièce à forte intensité dramatique, bien imaginée par Stefan Zweig, en réaction à tous les abus de pouvoir quels qu’ils soient, saboteurs de liberté.
Particulièrement poignant. •
Stefan Zweig, Un caprice de Bonaparte, Les cahiers rouges Grasset, octobre 2005, 146 pages.
C’est vrai ?Est ce vrai ?Outre une campagne en Egypte parfaitement inutile (on se demande ce que Napoléon était allé faire là bas !peut être voir les Pyramides et lancer sa fameuse phrase
Un commentaire un peu long sur Zweig paru en 2007 dans la revue Catholica , mais qui tente de montrer son actualité.:
Stefan Zweig, est un ange tutélaire de l’ancienne Europe, qui nous avertit.
Avant de se donner la mort à Pétropolis en 1942, l’écrivain autrichien Stefan Zweig nous avait légué son testament spirituel, le monde d’hier souvenir d’un européen, qui évoque avec nostalgie une Europe qui avait gardé son unité intérieure, grâce à une culture commune et à un enracinement reconnu dans une histoire certes parsemé de conflit, mais dont aucun n’avait acquis ce caractère idéologique implacables des grandes guerres mondiales.
Tout le monde connaît de Zweig ses merveilleuses nouvelles vingt quatre de vie d’une femme, lettre à une inconnue pour ne citer que les plus connues etc.. qui ont donné lieu à de multiples adaptions au cinéma et au théâtre ,et restent chaque fois un régal , tellement elles semblent toujours nous confier un brûlant secret. . On peut discuter de ses biographies, non de sa passion à vouloir transmettre, à comprendre, à démêler les fils de l’histoire pour nous inviter à la continuer. Mais qui a vraiment lu son seul vrai roman Ungeduld des Herzens», traduit par «Pitié dangereuse » par son ami Alzir Hella qui garde encore une dimension prophétique, pour nous avertir, à nous aussi confrontés à l’Europe. .
Quand il écrit ce roman juste avant les années quarante Zweig, est brisé depuis plus de vingt ans par la disparition du monde qui l’a vu naître, orphelin d’une monarchie qui a disparu.
. Roman passionnant, à plus d’un titre, comme suspense haletant, mais aussi confession et enfin avertissement. Le héros, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie désargentée, trompe son ennui dans une garnison aux confins de la Hongrie, accepte au printemps 1914 une invitation chez Herr von Kekesfalva, riche et fastueux notable du lieu qui consacre toute sa vie et sa fortune à sa fille Edith paralysée. Au cours d’une soirée il invite sa fille à danser, ignorant son état. Terrorisée par sa « gaffe», et désireux de la réparer, Anton pris de pitié pour l’infirme multiplie les visites. Edith von Kesleva cache de plus en plus mal son amour que lui inspire le bel officier, qui ne veut s’apercevoir de rien jusqu’au moment où il sera acculé. » Car rien n’est plus dangereux que la pitié ou sa fausse conception comme lui explique le médecin de famille Condor, qui, lui, sait ce qu’exige le vrai dévouement à ses malades et qui en donne une définition dans une citation que Zweig placera en exergue de son roman :
« Il existe deux sortes de pitiés : l’une molle et sentimentale qui n’ est en réalité qu’ impatience du cœur de se débarrasser au le plus vite possible de la pénible émotion qui vous étreint dans la souffrance d’autrui, cette pitié n’est en rien compassion mais mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère .Et il existe une autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale, mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut, et qui est décidée à persévérer avec patience et tolérance dans les épreuves jusqu’à l’extrême limite de ses forces et même au-delà..
Si ce roman ne nous laisse pas indemnes, c’est en effet parce qu’il il nous révèle aussi pas à pas notre lâcheté à travers celle du héros trop attaché à sa réputation dans le monde, incapable de se résoudre à la vraie compassion, se dispersant dans une pitié qui n’est qu’impatience du cœur et qui dissimule de fait un manque de cœur et conduisant avec les meilleures intentions à la catastrophe finale dont lui seul se sauvera en se jetant à corps perdu dans la guerre. Par son appel à la vraie compassion, ce pourrait être un roman chrétien en creux où il ne manque que la grâce qui sauve! Comme si le merveilleux talent de conteur, quelle économie de toucher de cet écrivain ! lui avait seulement permis de tout comprendre sans avoir pu fonder en acte. Car ce roman est bien la confession d‘un enfant du siècle (voir Mémoires d’un européen) impuissant à empêcher le désastre et tout autant à accepter paisiblement cette impuissance.
Donc en arrière plan, l’histoire passionnée, très intime et bouleversante de l’Autriche -Hongrie, que symbolise Edith paralysée , lentement massacrée par l’histoire ( Joseph Roth , le compatriote de Zweig , avec un autre style l’a illustré dans un domaine voisin» avec ses deux ouvrages , «la marche Radetzski»» et l’hommage émouvant de « la crypte des capucins qui sont comme deux flambeaux «in memoriam» de l’ancienne monarchie pour ces orphelins de l’histoire.)
Enfin, Zweig ce, ne nous envoie-t-il pas un message d’outre tombe à la vieille Europe, morte par la faute de tous depuis son suicide collectif de la Grande Guerre ? Et n’est ce pas ce qui va constituer le lien secret entre lui et Bernanos qui va lui survivre ? L’auteur du « journal d’un curé de campagne n’a-t-il pas été fécondé, sans le savoir, , spirituellement par Zweig pour poursuivre cette quête fondatrice ?
Son œuvre romanesque est manifestement inspirée et explore le désespoir charnel. Mais il lui reste, chevillé au corps, la fidélité à l’espérance chrétienne, l’aspiration à la grâce qui vaincra finalement notre faiblesse.( Bernanos est doublement inspiré par Thérèse de l’enfant Jésus et Gertrud von le Fort l’auteur de la nouvelle) Cette oeuvre culmine avec la fin du «dialogues des carmélites» où Blanche de la Force, surmontant enfin son incurable peur, non bien sûr par son mérite seul mais par la grâce mystérieusement réfractée par la mère supérieure, va héroïquement prendre place dans le chœur de la Communion de saints, de cette Eglise visible et invisible qui secrètement nous réunit. Et nous rendons spectateurs actifs de cet hymne à la grâce.
A-t-il vu ou senti en 1942 cet écrivain tourmenté le fil d’Ariane qui relie la lâcheté devant la souffrance du lieutenant Hofmiler (1) à celle de Blanche de La Force, effrayée à juste titre par cette révolution dévastatrice, annonciatrice des horreurs, où allait sombrer l’Europe de Zweig ? Avait-t- il pu comprendre, déjà en 1942, qu’il n’est d’héroïsme que par notre lâcheté offerte graduellement en sacrifice ? Et cela Zweig l’avait formellement écrit et pressenti dix ans avant lui (2), plus proche, lui le juif probablement agnostique, plus irrigué de la charité chrétienne qui comprend tout?
Réduire son suicide en 1942 à une lâcheté ou désertion devant l’ennemi comme l’a dit Thomas Mann est un peu vain et dérisoire, Nous n’avons pas à juger, et c’est prendre le risque de ne pas déchiffrer la part la plus bouleversante de son oeuvre, et plus grave – de laisser aujourd’hui l’avertissement de son suicide être lettre morte. Admirons plutôt Zweig d’avoir tenter de jeter ses dernières forces dans ce combat et de laisser principalement dans ce roman ce testament, à nous européens, dont la vocation est peut être bien de pouvoir dire « notre cœur était brûlant. Aujourd’hui aussi nous pouvons suivre son avertissement et refuser toute construction artificielle et plaquée qui nous priverait de notre âme, et donc de notre raison de vivre.
. (1) Dialogue des carmélites « de Bernanos est directement inspirée de l’écrivain allemand Gertrud von le Fort, amie d’Edith Stein et ce n’est pas un hasard. Les écrivains étrangers ( Dostoïevski aussi ) ont souvent mieux senti et aussi compris plus vite que les écrivains français les enjeux spirituels issu de la Révolution française qui menaçait l’Europe jusqu’à son déchirement en 1914
(2 La pitié dangereuse date de 1937 , le « dialogues des carmélite »de 1947..
Merci de ce sujet consacré à ce tout grand écrivain qu’est Stefan Zweig. Et merci aussi à Henri Peter de son commentaire riche et bienvenu.
Il y aurait tant d’oeuvres à recommander de Stefan Zweig qu’il est impossible d’en privilégier une quelconque sans que d’autres ne viennent alors à l’esprit.
J’aimerais néanmoins -et non sans me forcer à ne pas en citer d’autres- évoquer, ici, cet ouvrage passionnant dont l’intitulé a été traduit en français par « Les très riches heures de l’humanité » .
Même Wikipedia se fend d’un article à cet égard dont voici la référence pour qui la souhaiterait:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Très_Riches_Heures_de_l%27humanité
merci beaucoup merci vivement
Une dernière précision . Merci à Hélène Richard -Favre de nous signaler » les très riches heures de l’humanité.. Mais il existe aussi une très courte nouvelle de Zweig: » un mariage à Lyon », dont le cadre est Lyon pendant la révolution, ville martyre soumises à la terreur de Fouché. Dans une geôle deux jeunes gens se retrouvent et se marient;..La suite – je vous la laisse deviner. On dirait du Lenôtre revisité par Dostoïevski ou par le talent de conteur de Stefan Zweig. ; ;En tous cas une nouvelle sublime que toute personne attachée à la vraie histoire d e son pays devrait connaitre et faire connaitre, car elle rend subtilement et magistralement hommage aux victimes de la révolution, et en dévoile le masque . Racontée dans les collèges ou lycées, elle la rendrait définitivement ce qu’elle est : sinistre. ( pensons au film Danton de Wajda) .Et pourtant elle semble peu connue.. Refoulée?
Merci de cette référence que vous donnez d’une nouvelle que je ne connaissais pas, Henri Peter! En lançant une recherche sur internet, j’ai trouvé différentes entrées dont une, encore une fois, sur Wikipedia et sinon, cette critique du recueil au sein duquel figure ladite nouvelle qui a donné son titre au recueil lui-même que je vais me procurer sans faute:
http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/27170