« Je pense que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde. […] Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. •
Alexis de Tocqueville
Le Despotisme démocratique – Carnets de l’Herne – 2009
On reste admiratif à la lecture de certains analystes visionnaires que nous devrions lire et relire avec plus d’attention.
Merci à la Faute à Rousseau de nous en donner l’envie et l’occasion.
Tocqueville, l’un des penseurs libéraux et royalistes superbement et totalement ignorés bien à tort par Charles Maurras et toute l’Action française. Le 19e siècle ne fut pas du tout stupide.
Que dire derrière cette clarté d’esprit. Rien si non que nous sommes arrivés aux troubles de la pensée et que nos enfants auront de la peine à vivre. Nous avons oublié que la liberté et l’égalité telle que nous la percevons doivent être un combat de tous les jours. Ici chez nous.
» les parents mangèrent des raisins verts … etc.. »
Certes vous avez raison monsieur de Kerviller mais il ne faut pas oublier que les jeunes n’ayant pas connu une autre France seront sans doute moins malheureux que leurs ( grands) parents qui savent ce qu’ils ont perdu.
Vous vous trompez, Cording. L’Ecole d’Action Française n’ignorait point Tocqueville, bien que l’appellation « royaliste » que vous lui accordez me semble un contresens. Bainville fait la critique de Tocqueville, comme celle de toute l’école légaliste (voir la tasse de Saxe et Jaco et Lori). Cet auteur est un admirable analyste, mais il donne un sens à ses observations grâce à des espérances que l’âge ne confirmera pas. Sa pensée est donc irrémédiablement incomplète.