Par Alexandre Devecchio
Ce long entretien d’Alexandre Devecchio avec Pierre-André Taguieff [Figarovox, 17.09] à l’occasion de la parution de son dernier livre, Macron : miracle ou mirage, est une réflexion de fond, en soi fort intéressante, sur le macronisme. Nous pourrions en discuter tel ou tel point. Le lecteur découvrira lesquels. Nous sommes toutefois d’accord sur l’essentiel de ces analyses. LFAR
Trois mois seulement après son élection, alors même qu’il commence à peine à mettre en œuvre son programme, Emmanuel Macron est déjà confronté à une chute vertigineuse dans les sondages. Le nouveau président de la République peut-il être considéré comme un « mirage » pour reprendre le titre de votre livre ?
C’est le prix à payer pour avoir bénéficié d’une opération publicitaire réussie dans un contexte politique ultra-favorable, qui, aux yeux des plus naïfs, lui a donné la figure d’un envoyé de la Providence ou d’un ange descendu du ciel. Le prétendu miracle, l’avènement imprévisible d’un « sauveur » de la France, aura eu le statut d’une apparition furtive. Nous sommes passés en quelques mois d’un événement improbable, perçu sous le signe du merveilleux, à la prise de conscience qu’il s’agissait d’un simple mirage en train de se dissiper. Les principaux thèmes du mythe macroniste, le héros combattant les « forces du monde ancien » qui veulent « faire échouer la France », le sauveur qui allait stopper le déclin de la nation, ont perdu leur attractivité. Mais la fascination a été telle que la dissipation du mirage peut durer un certain temps. Les croyants et les énamourés tiennent à leurs illusions. Quant aux intéressés, à tous ceux qui vivent ou bénéficient du nouveau pouvoir, ils tiennent à ce que les autres ne perdent pas leurs illusions et mettent toute leur énergie à les entretenir. De la com’ à la com’ en passant par la com’: c’est à cette petite histoire stationnaire que se réduit le moment « révolutionnaire » que Macron s’est efforcé d’incarner.
Dans le grand entretien qu’il vient d’accorder au Point, Macron explique qu’il est absurde de prétendre le juger au bout de cent jours seulement … N’est-il pas trop tôt pour être conclusif ?
Si les sondages lui étaient favorables, il dirait le contraire. Il s’agit d’un faux problème. Dans le roman de Balzac, Le Père Goriot (1835), Eugène de Rastignac voulait conquérir Paris : « À nous deux maintenant ! », s’écriait-il. Macron est plus ambitieux : c’est la France qu’il a voulu conquérir. Dans Révolution, revenant sur sa découverte passionnée de Paris, à l’âge de seize ans, il fait cet aveu : « J’étais porté par l’ambition dévorante des jeunes loups de Balzac. » Le stratège machiavélien d’âge mûr semble avoir réalisé les rêves de l’adolescent : accéder aux sommets, être « grand » et reconnu comme tel en France et surtout ailleurs.
« Nous sommes en train de payer le prix de cette bêtise collective qui consiste à croire en la fin de l’Histoire », explique Macron au Point. Sur les questions régaliennes et sur le plan de la politique étrangère, Macron a tout de même surpris …
Parole en l’air, car personne ne croit plus à la légende néo-hégélienne de la fin de l’Histoire, lancée par Francis Fukuyama en 1989. Depuis au moins le 11-Septembre, la légende s’est dissipée. Macron est mal informé sur la question : il en reste à ses souvenirs d’étudiant de la fin des années 1990. Macron s’adapte à chaque public en lui offrant ce qu’il attend, dans un contexte donné. C’est pourquoi il enfonce si souvent des portes ouvertes, et donne, « sans rien céder » (l’une de ses formules figées), dans les clichés ou les lieux communs, comme à la fin de son interview du Point : « Dans ce monde de changements profonds, la France a tout pour réussir, avec un objectif : être plus forte et réduire les inégalités.» Il y en a pour tout le monde, et à la portée de tous. Il lui fallait justement surprendre pour tenter de remonter la pente de son impopularité. Question, encore, de com’.
Il faut frapper fort pour frapper les esprits, quitte à rester allusif : « Nous devons renouer avec l’héroïsme politique propre au monde républicain, retrouver le sens du récit historique. » Suit un appel lyrique aux « héros », à l’esprit conquérant contre « l’esprit de défaite ». Une bouffée de gaullisme pour faire oublier Hollande. On admire la capacité de métamorphose du héros réformiste. Tel un caméléon, il prend la couleur du lieu où il se trouve, épouse les valeurs de ses interlocuteurs, change de discours au gré des sondages. On l’a connu déguisé en aviateur, en boxeur, en footballeur, en tennisman, etc., on l’a même aperçu muni d’une raquette en fauteuil roulant, on le trouve dans les habits du visionnaire dissertant sur les affaires du monde et sur l’avenir des relations internationales. Il est vrai qu’on ne pouvait attendre d’un Sarkozy ou d’un Hollande des propos d’une telle hauteur de vue, s’inscrivant dans le noble projet d’inventer un « nouvel humanisme ». Encore qu’il ne faille pas oublier l’ambitieuse « politique de civilisation » évoquée par Sarkozy en 2008, ni la « Nouvelle société » colberto-centriste de Jacques Chaban-Delmas (1969). Le cimetière des idées mortes est plein de ces chimères réchauffées et de ces utopies avortées.
Le président-héros est décidé à mettre fin à « trois décennies d’inefficacité » par la grande et profonde « transformation » qu’il annonce. Parmi les travaux herculéens en cours, la réforme du droit du travail joue le rôle d’une baguette magique. Une « révolution copernicienne », ose-t-il dire de sa « réforme globale ». Poudre aux yeux : il n’y a là qu’une modeste refonte destinée pour l’essentiel à accroître le pouvoir du chef d’entreprise. Bref: ni « casse », ni «transformation profonde». Un petit pas à droite (version néolibérale), dans lequel on ne saurait sans ridicule voir la preuve d’un quelconque « héroïsme politique ».
La victoire de Macron a été analysée comme une recomposition du système politique. Vous émettez l’hypothèse que son élection serait à l’inverse le produit d’une décomposition, un symptôme plutôt qu’un remède. Cela expliquerait la rapidité de sa chute ?
Dans mon livre, j’examine en effet les trois grandes hypothèses censées expliquer la victoire électorale de Macron. La première se réduit au récit d’un miracle historique, qui a toujours ses adeptes candides et enthousiastes. La deuxième est celle de l’action habilement menée d’un fin stratège qui a su exploiter à son profit l’état de décomposition du système politique français. Voilà qui donne à Macron la figure d’un produit du système, dont il connaît tous les rouages et les dysfonctionnements. En jouant le rôle d’un candidat anti-système crédible (au contraire de Mélenchon) tout en misant sur la respectabilité (qui manquait à Marine Le Pen), il s’est conféré un supplément d’attractivité. Un trublion anti-système qui séduit les retraités (qui vont regretter leur vote pro-Macron), un « révolutionnaire » qui n’effraie personne : un tel être hybride ne peut que plaire aux Français qui rêvent de révolution tout en exécrant le désordre et la violence.
La troisième hypothèse est celle du mirage, de l’illusion que Macron incarne, et qui se dissipe peu à peu. La rhétorique du « renouvellement » et de la « recomposition » est de la poudre aux yeux. Comme la comique entreprise de « moralisation » de la vie politique, dernier avatar de l’utopie de la «transparence».
Vous analysez la polémique avec le général de Villiers comme sa première faute. Pourquoi cette affaire a-t-elle cristallisé autant de défiance ?
La légitimité était à l’évidence, pour la majorité des citoyens français, fixée sur le général de Villiers, symbole de ce qu’il y a d’éminemment respectable dans l’armée. Dans cette affaire, Macron s’est comporté et a été perçu comme incapable de rassembler les Français. Disons simplement que le masque « jupitérien » est tombé.
Plutôt qu’à un renouvellement des élites, assiste-t-on à un rajeunissement des élites ?
Rajeunir à tout prix n’est pas une politique. Le jeunisme affiché, ostentatoire, relève du politiquement correct et d’une forme de démagogie clientéliste. Tout comme le spectacle de la parité ou de la « diversité ». L’ennui, c’est que cette politique-spectacle ne tient pas compte de l’expérience ni de la compétence des personnes nommées. Après la démission contrainte de Sylvie Goulard, spécialiste des affaires européennes, Macron a nommé ministre des Armées une spécialiste des dossiers budgétaires, Florence Parly. À cet égard, le contraste avec le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, grand connaisseur du système d’enseignement en France, est maximal.
Dans mon livre, j’analyse la redéfinition de la démocratie dans l’optique macronienne : le pouvoir des jeunes, par les jeunes, pour les jeunes, un pouvoir incarné par « le plus jeune président » d’un pays européen, et « optimiste » comme il convient à tout jeune de l’être. Il déclare vertueusement vouloir « redonner une place et un avenir à notre jeunesse ». Qui pourrait être contre ? Mais point de juvénophilie sans gérontophobie. Ce qui revient à opposer les générations entre elles : les jeunes en quête d’emploi contre les retraités, scandaleusement « aisés ». Macron divise et conflictualise ainsi, subrepticement, la société française, en opposant aussi ceux qui ont un « statut » (les « protégés ») et les autres (les « exclus »), ceux qui sont « pour l’ouverture » et les autres, ceux qui « regardent vers l’extérieur » et les héritiers supposés de « la France de Pétain », érigée en paradigme de la France « figée » et « crispée », alors même qu’elle regardait beaucoup du côté de l’Allemagne hitlérienne, qui construisait alors une Europe à sa botte. Le bon « extérieur » de Macron n’est autre qu’une globalisation qui s’accélère et une Europe toujours plus intégrée. Il ne voit l’avenir de la France que sous l’angle d’une adaptation croissante à la marche du monde, réduite à sa composante économico-financière. Le « progrès » selon Macron consiste à combattre ce qu’il appelle les « forces du monde ancien », non les forces du monde présent.
Est-ce finalement le triomphe de la technocratie sur la politique » ?
Le macronisme est une tentative de faire entrer la France dans la mondialisation techno-marchande, en dépolitisant les enjeux fondamentaux. Mais le chantre de la mobilité planétaire n’assume pas sa thèse fondamentale, et multiple les dénégations du type: « Le but, ce n’est pas de s’adapter à la mondialisation, c’est de réussir, d’être des leaders. » Le seul message macronien non ambigu est que « l’économie est notre destin », selon la célèbre formule de Walther Rathenau. Cet économicisme chasse le politique, qui se réduit à un décor, à un blabla démagogique empruntant ses clichés à n’importe quelle source idéologique.
Macron risque-t-il d’être à son tour victime du « dégagisme » ?
Le processus a déjà commencé. L’aveuglement et l’engouement du printemps 2017 n’auront été qu’un phénomène de mode. Il aura été, le temps d’un printemps, le suborneur d’une France déçue et désorientée. Il a mis son intelligence et sa culture au service de son désir effréné d’ascension sociale. Disons qu’il est un Cagliostro de la politique postmoderne. Mais le dégrisement général fera probablement de lui une étoile filante. Ce qui veut dire qu’il prendra sa place dans cet ordre normal des choses qu’il a prétendu bousculer. L’énarque frotté de littérature et de philosophie reste un énarque.
Dans l’affrontement « progressistes » / « conservateurs » théorisé par Macron ou dans la confrontation « mondialistes » / « patriotes » définie par Marine Le Pen, n’y a-t-il pas, malgré tout, un véritable clivage idéologique peut-être plus tangible que le traditionnel clivage droite /gauche …
Ces nouveaux clivages imposés par les macronistes et les marinistes relèvent du discours de propagande. Il va de soi que le mot « conservateur » fonctionne comme un mode d’illégitimation, voire comme une insulte dans le parler macronien. Synonyme de « réactionnaire », il fait partie des mots destinés à disqualifier tous ceux qui ne se rallient pas à l’étendard du grand leader bien-aimé. De tels termes sont des opérateurs d’amalgames polémiques, et, à ce titre, ils n’ont pas de pertinence conceptuelle. En outre, les deux couples d’opposés ne se recouvrent pas: des « patriotes » peuvent se dire ou être dits « progressistes » ou « conservateurs ».
Si le clivage droite / gauche est usé, s’il ne permet plus de définir sans équivoque des identités politiques distinctives, il garde une relative valeur fonctionnelle. Mais les critères et les repères qu’il présuppose et propose sont brouillés. Si la grande vague populiste d’orientation nationaliste commencée dans les années 1980 signifie quelque chose, c’est avant tout la mise en place d’une opposition entre le haut et le bas, entre les élites et le peuple, ou, si l’on préfère, entre les classes supérieures déterritorialisées et les classes moyennes et populaires se reconnaissant dans une appartenance nationale. Outre cette opposition sur un axe vertical, on constate l’existence d’un conflit d’intensité croissante entre la vision républicaine de la communauté des citoyens et la vision multiculturaliste ou multicommunautariste de la « société des individus » instaurée par la mondialisation. La France découvre, longtemps après le monde anglo-saxon, la « politique des identités », identités ethniques ou culturelles, religieuses ou linguistiques, sexuelles ou de genre, qui, par leurs rivalités et leur mise en concurrence, divisent et conflictualisent le champ social. Il est vrai que les élites de l’économie et de la culture tendent à soutenir la vision multiculturaliste d’une démocratie idéalement cosmopolite, tandis que les classes moyennes et populaires restent attachées à la vision républicaine de la nation.
Mais ces clivages qui se chevauchent sont eux-mêmes recoupés par d’autres clivages: par exemple, entre les défenseurs d’une stricte laïcité et les partisans d’aménagements divers du principe de laïcité, ou entre les chantres du productivisme, de la croissance ou de l’innovation technologique et les défenseurs de telle ou telle forme de limitation du « progrès technologique ». N’oublions pas non plus le clivage entre les adeptes de la religion irénique du « vivre ensemble », qui postulent notamment une différence de nature entre l’islam (religion d’amour et de paix) et toutes les formes de l’islamisme, et les partisans d’une vision réaliste de la menace salafiste-djihadiste, qui appellent à une vigilance permanente face au communautarisme islamique. La nouvelle vision politiquement correcte de la laïcité est un « coexistentialisme », variante simplifiée du multiculturalisme normatif. Dans Le Point, Macron caractérise la France comme un pays « de catholiques, de protestants, de juifs et de musulmans », c’est-à-dire comme une nation multicommunautaire à base religieuse, jetant le reste de la population dans le gouffre du « rien ». C’est là sa conception de l’identité de la France. Il l’a réaffirmée le 13 septembre 2017, à l’occasion de la «victoire historique» de Paris pour les JO 2024 : « Défendre les valeurs de l’olympisme, c’est aussi œuvrer pour plus d’équilibre et plus de multiculturalisme. » Et Anne Hidalgo, la « gagnante » s’écriant à Lima « C’est immense ! » ou « C’est magique ! », d’appliquer le modèle multiculturaliste en l’illustrant : « Je pense à la Seine-Saint-Denis, à cette jeunesse très cosmopolite qui va là pouvoir se projeter dans quelque chose de fort. » L’avenir de la France, c’est le multiculturalisme et le jeuno-cosmopolitisme.
Quant aux « révolutionnaires » en peau de lapin qui se multiplient à droite, à gauche, aux deux extrêmes et au centre macronisé, le mieux à faire est de les laisser bavarder entre eux. Dans les démocraties occidentales, la « révolution » est depuis longtemps un argument publicitaire. L’âge de la réforme permanente et inoffensive a chassé celui des révolutions violentes. Je ne suis pas de ceux qui regrettent Robespierre, Lénine, Staline, Mao ou Castro. Mais je ne saurais me satisfaire de vivre dans ces démocraties satisfaites, aseptisées, droguées aux médias et soumises au politiquement correct qui prétendent incarner le dernier mot du « Progrès », en prônant une « révolution positive » ou une « révolution citoyenne ». Manières de sortir de l’Histoire en brodant sur de grandes références historiques.
Face à « En Marche » peut-il naître un « En Marche arrière toute », un mouvement souverainiste, conservateur et identitaire soucieux de la préservation de l’identité nationale ?
Pourquoi « arrière toute »? C’est là croire encore au grand récit trompeur du mouvement en avant comme processus d’émancipation impliquant la fin des nations et leur fusion dans un grand tout régi par la norme d’uniformité. Mais je doute qu’il puisse se former un front commun qui soit à la fois souverainiste, conservateur et identitaire. Les mondialisateurs « progressistes » sont d’accord sur presque tout, au contraire de ceux qui résistent, sur des bases théoriques diverses, au processus planétaire présenté comme fatal et célébré comme une grande marche vers un « monde meilleur ». Le souci de la souveraineté nationale, héritage de la Révolution française, est stupidement attribué en propre à « l’extrême droite ».
En dépit de ses propos sur la « grandeur de la France », qui sonnent gaulliens (« La France doit redevenir une grande puissance »), Macron a choisi son camp, celui de l’européisme salvateur : « L’Europe est le niveau approprié pour recouvrer notre pleine souveraineté.»
La question des identités collectives reste une vraie question qu’il ne faut pas abandonner aux théoriciens du multiculturalisme. Quant au conservatisme, en général confondu abusivement avec telle ou telle doctrine réactionnaire, il demeure aussi méconnu que stigmatisé rituellement, alors même qu’il commence à être discuté intelligemment en France. La simple référence à l’identité nationale a été diabolisée par les néolibéraux comme par les idéologues du gauchisme culturel. Qu’il s’agisse de l’impératif de souveraineté, du besoin d’identité ou de l’exigence de conservation des héritages, il faut se garder de toute absolutisation. Or, les défenses nuancées ou mesurées des principes normatifs sont moins audibles et mobilisatrices que celles qui dérivent vers l’excès et la radicalité. •
Pierre André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Son dernier livre, Macron : miracle ou mirage ?, vient de paraître aux éditions de l’Observatoire
Alexandre Devecchio est journaliste au Figaro, en charge du FigaroVox. Il vient de publier Les Nouveaux enfants du siècle, enquête sur une génération fracturée (éd. du Cerf, 2016) et est coauteur de Bienvenue dans le pire des mondes (éd. Plon, 2016).