Par Mathieu Bock-Côté
Dans cette tribune du Journal de Montréal [7.12] Mathieu Bock-Côté admet que notre époque l’exaspère. Nous aussi. Il commence par nuancer cet aveu un rien incorrect. Puis il donne ses raisons. Et ce sont des raisons de fond. Lisez ! LFAR
Non pas que je rejette en bloc ce qu’elle nous offre. Comme tout le monde, je me réjouis des progrès de la médecine, des transports et des communications.
Je suis aussi fasciné par la révolution technologique permanente, qui façonne nos existences même si elle s’accompagne d’un reconditionnement sans précédent de nos comportements sociaux qui ressemble à de l’esclavage.
Au terme de notre vie, nous aurons passé l’essentiel de notre temps à regarder notre téléphone comme des zombies.
Mais ne chignons pas : la révolution technologique améliore nos vies. On peut lui dire merci.
Non, ce qui m’exaspère relève d’un autre registre : c’est la conception de la réussite sociale qui domine les esprits.
Il y a quelques semaines, j’écoutais Tout le monde en parle. Parmi les invités, trois vedettes Instagram, un garçon et deux filles, qui doivent une bonne partie de leur réussite à leur maîtrise des médias sociaux.
L’entrevue était réussie. Mais ce qu’elle révélait indirectement de notre société était effrayant.
On m’a expliqué à plusieurs reprises ces derniers mois le principe d’Instagram. J’ai fini par comprendre. En gros, il s’agit de se mettre en scène de façon permanente, pour exciter la jalousie de ceux qui scrutent notre existence. Instagram pousse à une concurrence sauvage dans la société de l’image.
Une de mes amies résume cela méchamment : il s’agit de se mettre en scène avantageusement pour que ceux qui nous suivent se sentent minables.
On glamourise sa vie, on se prend pour la vedette d’un documentaire hollywoodien et on espère faire baver le grand nombre.
Cette valorisation conjuguée du voyeurisme et de l’exhibitionnisme est dégradante pour l’être humain.
À toujours se photographier, à toujours prendre la pose, à se soumettre ainsi à la tyrannie de la photo léchée, c’est la possibilité d’habiter le monde intimement, sans toujours se croire sur une scène à jouer son rôle de vedette fière de l’être qu’on sacrifie. C’est à la vie intérieure qu’on renonce.
Et ce qui m’a bouleversé, c’est lorsqu’on m’a expliqué à quel point la jeune génération est socialisée à travers cet univers mental.
Camelote
Comment croire qu’on ne déstructure pas intimement la psychologie des jeunes hommes et des jeunes femmes quand on les soumet à la pression psychologique permanente du vedettariat instantané. On les pousse à la détresse.
Dans ce monde, il est bien facile de sentir qu’on ne vaut rien.
On ne sait plus qui admirer. Les grands héros politiques ? Les grands écrivains ? Les grands philosophes ? Les grands scientifiques ?
On nous offre plutôt de la camelote, du toc, du préfabriqué, de l’insignifiance, du nihilisme.
Comment se surprendre que, dans ce vide existentiel, les masses soient poussées à se jeter dans les soldes du Vendredi fou et autres niaiseries inventées pour nous convertir à la consommation intégrale ? Ce monde est peut-être luisant. Il n’en est pas moins barbare. •
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), de Le multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016) et de Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Toujours penser, lire ou relire « le bluff technologique » de Jacques Ellul.