Par Péroncel-Hugoz
« Roger a recueilli [au Sénégal] une tradition qui est comme l’histoire de tout un peuple ».
Le Mercure de France, vol. 21 , 1828
Plusieurs fois, comme reporter, j’ai parcouru le Sénégal, en y lisant certains écrits, de Loti à Senghor, inspirés par cette terre qui, avant d’être française jusqu’en 1960 (le site de la future Saint-Louis fut abordé par nous dès 1638), avait été marocaine (la dynastie islamo-berbère des Almoravides se forma vers 1040 dans une île du fleuve Sénégal). Je connus plusieurs acteurs de l’histoire moderne de ce pays, dont le président académicien Léopold Senghor (1906-2001) qui, entre autres conseils, m’encouragea à user, comme le firent Morand, Sartre ou Camus, du « beau mot de Nègre » (et ses dérivés), que des lecteurs du Monde se plaignaient de me voir utiliser… Jamais, au cours de ces étapes sénégalaises, on me parla du « baron Roger », le plus original pourtant, avec le général Faidherbe, des gouverneurs d’une colonie vétérane qui avait été représentée aux états généraux de 1789 à Versailles.
C’est donc récemment que j’ai eu connaissance de l’existence de Jacques-François Roger (1787-1849), dit le « baron Roger » depuis son ennoblissement sous la Restauration, gouverneur du Sénégal (1821-1827) et écrivain colonial (Kélédor, histoire africaine et Fables sénégalaises), et cela grâce aux travaux d’une remarquable africaniste indienne francophone, Kusum Aggarwal (1), universitaire à Delhi, docteur de Paris-IV, qui s’est penchée sur ce personnage délaissé au point d’être « oublié » même dans le répertoire de l’Académie des sciences d’outre-mer, Hommes et destins… Au moment de la décolonisation, le baron fut quand même redécouvert un instant et même comparé à André Gide ou Albert Londres pour sa lucidité sur l’Afrique noire.
Protégé par la future bienheureuse Mère Anne-Marie Javouhey, fondatrice en 1807 des moniales missionnaires de Saint-Joseph de Cluny, et quoique, dit-on, franc-maçon voire républicard, Roger fut nommé en 1819 « gérant de l’Habitation royale » (ferme modèle), située près de Saint-Louis-du-Sénégal, la colonie venant d’être rendue à la France par les Anglais. Il s’y activa si bien qu’il fut bientôt bombardé gouverneur du territoire. Travailleur, imaginatif, bâtisseur (sa « folie » à Richard-Toll a été classée en 2016 au patrimoine national sénégalais), Roger fut populaire parmi les colons et les indigènes (il en épousa une, et leur postérité serait toujours présente au Sénégal) car il innova utilement en matière agricole : son jardinier, Claude Richard, a donné son nom à Richard-Toll, « le jardin de Richard ». Malade, Roger dut rentrer en métropole où il devint ensuite député du Loiret jusqu’à sa mort du choléra en 1849 ; il milita à la fois comme « coloniste » et comme « abolitionniste » (de l’esclavage) à la façon d’un Alexis de Tocqueville. Ses publications de 1828, en France, sur le Sénégal, montrent un intérêt réel pour ce que Senghor nommerait plus tard la « Négritude ». La spécialiste hindoue du baron a pu écrire qu’il fut « le premier à dépasser une conception strictement occidentale du continent noir » ; bref, « le Nègre de Roger n’est pas un sauvage inculte », précise-t-elle, un peu à la manière de Senghor. •
Lire : Kelédor et Fables sénégalaises, textes de Roger publiés en 1828 et réédités par l’Harmattan à notre époque.
(1) Voir notamment le n°1 des Cahiers de la Société internationale d’étude des littératures de l’ère coloniale (SIELEC), association universitaire fondée en 1999 à Montpellier, Ed. Kailash, Pondichéry et Paris, 2003