A son procès
Par Christian Tarente
Non seulement « la bêtise n’était pas son fort », comme aurait pu dire de lui Valéry, mais la médiocrité lui était radicalement étrangère. Comment l’image trop souvent donnée de lui peut-elle être à ce point faussée ?
« Le 4 avril 2017, Sarah Halimi, une femme juive, est assassinée de manière effroyable, à son domicile, au cœur de Paris. À n’en pas douter, il faut une certaine déconnexion avec le réel et l’humanité pour battre, torturer et défenestrer une femme de soixante-cinq ans à son domicile en pleine nuit. Mais l’Histoire démontre que la folie, l’usage de stupéfiants ou la haine rance ne sont pas exclusifs de l’antisémitisme. » Sacha Ghozlan, président de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF), évoquant en septembre dernier le meurtre particulièrement abominable d’une juive, souligne que le caractère sordide du crime n’exclut en rien une motivation antisémite. Cependant, pour les juges saisis de l’affaire, il s’agit de comprendre les véritables mobiles de l’assassin, de discerner, ce qui n’est pas simple, la réalité de ses intentions. Les juges s’y sont appliqués : appelons cela la justice.
LES EFFETS D’UNE RUMEUR PERSISTANTE
Osera-t-on alors demander que ce qui est accordé à l’occasion d’un fait divers crapuleux, le soit également dans une tout autre affaire, celle d’un homme dont on peut considérer qu’il est la victime d’un amalgame largement arbitraire et fait l’objet d’une rumeur, dans le sens de la « rumeur d’Orléans » d’Edgar Morin, très répandue dans l’esprit public ?
C’est un fait que le silence gêné qui s’établit dès que le nom de Maurras surgit dans les conversations constitue le premier degré de cette rumeur, qui s’accommode parfaitement de formules vagues du genre « la part d’ombre » ou « les aspects inacceptables », ou le récent « Maurras n’est pas sauvable » d’Alain Finkielkraut. On a vu, à l’occasion de l’affaire des commémorations nationales, jusqu’à quel degré la fièvre peut monter. Les réseaux sociaux ont, de ce point de vue, un effet accélérateur, alors même qu’aucun élément concret n’est apporté. La rumeur s’amplifie d’elle-même, comme l’effet Larsen bien connu des salles de conférence.
Maurras sert alors d’identification au mal. En ce sens que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Ce qui est principalement visé est clairement son antisémitisme. Sans même que ce soit nécessairement explicite. La condamnation de son soutien à Vichy, notamment, est largement liée à l’idée supposée d’une compromission avec les nazis, et donc d’un certain degré de complicité dans la Shoah. Les autres aspects de sa doctrine et de sa personnalité qui ont été le plus souvent critiqués – son nationalisme (« intégral »), son royalisme, son opposition déclarée aux institutions républicaines et à la démocratie, ou encore sa verve polémique et ses violences verbales – n’apparaissent plus en première ligne. Les accusations d’antichristianisme, voire d’athéisme, comme ce qui lui valut une condamnation papale en 1926, tout cela n’est plus le fait que de quelques clercs ou laïcs marqués par de vieux réflexes démocrates-chrétiens. Par contre, la rumeur de son antisémitisme le recouvre comme une chape de plomb. La stigmatisation continue de le frapper comme si on lui avait jeté un sort.
Une vie qui a exclu toute possibilité de médiocrité
Pourtant, quand on suit le fil complet de l’existence de Maurras, depuis l’enfance bénie à Martigues, la « tragi-comédie » de sa surdité à l’adolescence, la jeunesse brillante mais tourmentée à Aix puis à Paris, la « perte » de la foi, la correspondance avec l’abbé Penon, les articles et les livres de sa première notoriété, les grandes œuvres de la maturité, l’affrontement à une forme de christianisme jugée dévoyée, le combat politique « pour une patrie, pour un roi… les plus beaux qu’on ait vu sous le ciel », les guerres mondiales et la défense éperdue de la France, la correspondance avec le Carmel, enfin la prison rejetée avec hauteur mais acceptée dans la sérénité, tout ce parcours d’une vie exceptionnelle, perpétuellement sous tension exclut toute possibilité de médiocrité. « Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine », a-t-il affirmé : hypocrisie ? mensonge ? Pour quiconque a pris la peine de suivre Maurras de bout en bout, c’est là une chose rigoureusement impossible. Inutile d’en faire un héros ou un saint. Simplement, par toute sa vie, il a montré que l’antisémitisme vulgaire, « ordinaire », et a fortiori l’antisémitisme criminel et génocidaire, lui étaient radicalement étrangers. Mais alors, dira-t-on, quid de cet antisémitisme revendiqué, de ces dénonciations des hordes juives, de ce Blum « à fusiller mais dans le dos », de ces dérapages verbaux dans les polémiques ?
C’est là où il est devenu impératif qu’on rende enfin à Maurras la justice impartiale qui lui a été refusée en 1945, une justice sereine, sans complaisance, apte à relever les erreurs, les excès, les fameux « dérapages », à redresser ses torts en déterminant leur exacte mesure, en les situant dans la vérité de leur contexte.
Maurras était un soldat que terrifiaient les menaces pesant sur la France. L’idée de voir la soldatesque germanique fouler le sol martégal était « le cauchemar de son existence ». Plus que tout, il avait, à la veille de la Grande Guerre, redouté de voir « cinq cent mille jeunes Français couchés, froids et sanglants, sur leur terre mal défendue. »
« LA MENACE D’UN NOUVEL HOLOCAUSTE… »
Ils furent plus du triple. Après cette première gigantesque catastrophe du siècle – qu’il ne serait pas inapproprié de qualifier de « shoah », selon le terme hébreu que popularisera Claude Lanzmann –, Maurras fut terrorisé à l’idée qu’elle se renouvelle vingt ans plus tard, selon ses propres prophéties et celles de Bainville. Le 6 novembre 1920, il écrivait dans l’Action française : « La victoire a été achetée par 1 500 000 sacrifices humains ! Et le fruit va s’en envoler ! Le malfaisant, le sanglant empire ne sera pas détruit (…) La menace d’un nouvel holocauste continuera de planer sur le monde (…) » Que Maurras n’ait pas plus que quiconque prévu le génocide des juifs mis en œuvre par les Nazis est une évidence. Mais, pour tous ceux qui le lisent avec attention, il est tout aussi évident que, vingt ans à l’avance, il en avait prévu et décrit les causes. Et pendant l’entre-deux-guerres, voir la IIIe République laisser se réaliser, pas à pas, ce qu’il redoutait par-dessus tout, éveillait chez lui une sorte de fureur sacrée. Ce combattant se voyait combattre une hydre à mille têtes. Que dans la violence des coups, il ait pu frapper à côté ou même à tort, il était impossible, compte tenu des circonstances et de son tempérament, qu’il en fût autrement. Mais Maurras, par son désintéressement, par sa vitalité généreuse, par son honnêteté intellectuelle et morale foncière, a droit au regard de justice qui lui a été refusé. Refus qui l’a fait condamner pour « intelligences avec l’ennemi », lui qui en était rigoureusement incapable.
Du point de vue judiciaire, cette condamnation ne peut plus être sujette à révision. L’appel inévitable ne peut plus être fait que devant le tribunal de l’histoire. Certains viennent encore de tenter de le lui refuser. Dix historiens d’un haut comité officiel ont heureusement rejeté cette tentative. La tâche aujourd’hui réservée aux historiens est d’appliquer à Charles Maurras, à sa vie, à son action et à son œuvre – et aussi à son antisémitisme politique qui lui est spécifique et n’a rien à voir avec la haine raciale, il avait des amis et des disciples juifs – le même discernement qui s’impose aux juges en charge de l’affaire Sarah Halimi. Il ne s’agit de rien d’autre que de rendre à ce Français exceptionnel sa vérité, toute sa vérité d’homme. •
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