Par Rémi Hugues
Dans le cadre de la sortie de son ouvrage Mai 68 contre lui-même, Rémi Hugues a rédigé pour Lafautearousseau une série dʼarticles qui seront publiés tout au long du mois de mai.
Quelque chose de contradictoire animait les passions politiques des leaders de Mai, couramment désignés par l’expression de « révolutionnaires professionnels »[1]. Cette contradiction résidait dans l’opposition entre leurs origines et leurs orientations en matière géostratégique, ces dernières étant fondées, guerre du Vietnam oblige, sur un anti-impérialisme américain radical. Ce qui explique ce paradoxe est justement le caractère mondial de leur combat : comme le souligna le président de Gaulle lors du Conseil des ministres du 5 juillet 1967 : « La jeunesse devient internationale »[2].
Une patrie : la terre
Ces jeunes meneurs de Mai 68 se dépouillaient de la culture qu’ils héritaient de leur milieu familial pour se consacrer entièrement à la lutte de libération internationale. « En tant que ʽʽcitoyens du mondeʼʼ, universalistes et cosmopolites, ils étaient en quête d’une ʽʽpatrieʼʼ, des ʽʽracinesʼʼ en des lieux différents, physiquement, idéologiquement et intellectuellement éloignés : en Chine, en Amérique latine, au Vietnam ou en Algérie. »[3]
Le groupuscule maoïste dont faisait partie Alain Geismar, l’une des figures majeures de la révolte étudiante, « était violemment antisioniste. Ses deux chefs pourtant, l’officiel comme l’occulte, Geismar et Victor (Benny Lévy), étaient juifs. Mais, à l’époque, il n’y avait rien là de paradoxal. On était ʽʽinternationalisteʼʼ. »[4]
Relativement à cette question, Maurice Szafran relate le fait suivant : « Dès 1967, au lendemain de la guerre des Six-Jours, Tony Lévy, le frère de Benny, avait fondé à la Cité universitaire un comité des étudiants juifs antisionistes. Le terreau idéologique était on ne peut plus simple. Il tournait autour d’une de ces ʽʽévidencesʼʼ qui fondent le gauchisme : Israël n’est qu’un instrument de l’impérialisme américain. […] Les frères Lévy comptent parmi les premiers responsables gauchistes à comprendre que la cause palestinienne peut leur être utile. Et sur deux plans : faire apparaître de nouveaux héros au firmament de la révolution, s’adresser, par ce biais, aux ouvriers immigrés d’origine arabe. Au fellagah du FLN et au vietcong du FNL doit succéder le fedayin du Fath. »[5] Méprisés par les ouvriers français, les militants de lʼUJC(ml) étaient contraints de se tourner vers les travailleurs immigrés, essentiellement d’origine maghrébine, afin de pouvoir espérer recruter de nouvelles ouailles.
Ce groupuscule prochinois fut dissous avec d’autres après les élections législatives de juin 1968 : il fut rebaptisé Gauche prolétarienne. Cette organisation s’attelait notamment à diriger son action militante autour du thème de la défense de la cause palestinienne. Par exemple avec la tenue d’un meeting en 1970 : « Hautparleurs, musique orientale, grands discours en arabe, en français. Drapeaux palestiniens déployés, vert, blanc avec croissant rouge. Portraits de Yasser Arafat. Banderoles… On distribue des tracts du Comité Palestine : En Palestine tout le monde se bat pour la liberté. Pas seulement les feddayin mais aussi les femmes et les enfants. Ils se battent pour reprendre la terre que l’occupant sioniste leur a volée. »[6]
La même année la GP organisait une manifestation en faveur de la cause arabe en rendant hommage à son avocat le plus célèbre. « Le 28 septembre 1970 Nasser meurt. Ses funérailles auront lieu le 1er octobre. Les maos flairent là ʽʽun bon coupʼʼ. La mort du président égyptien, le Raïs, a déclenché en effet une émotion immense dans le monde arabe, et bien entendu chez les immigrés… Porte Zola, dès avant six heures du matin, on installe des panneaux : portraits du Raïs, d’Arafat, photos de feddayin, kalachnikov au poing. En célébrant Nasser, les chefs maos mettent de l’eau dans leur vin. Ils le méprisent en fait. C’est un larbin de Brejnev, se disent-ils en aparté. Il bouffe à la fois au râtelier du KGB et de la CIA ! Il trahit les Palestiniens… L’Egypte est soutenue par l’URSS. Et la Chine joue contre l’URSS au Moyen-Orient. Mais avec les immigrés arabes, qu’on veut séduire, on n’entre pas dans ces considérations…
– Pour les funérailles de Nasser, on n’a été que deux cents, au départ, à débrayer dans lʼîle Seguin, raconte un mao maghrébin, surtout des Arabes. […] Régulièrement des camarades prenaient la parole. Et puis on est allé déjeuner à la cantine. Pendant le repas et après, on n’a pas arrêté de discuter. Porte Zola, à la sortie de l’usine, les discussions se poursuivent. […] On argumente, on sʼengueule :
– Un État palestinien ? On n’en veut pas. Qu’est-ce que ça serait ? Un grand camp de réfugiés surveillé par des flics sionistes ! Non… Il faut poursuivre la révolution, renverser les sionistes et tous les États arabes réactionnaires !
– On libérera aussi les Juifs de Palestine de la dictature sioniste !
– Pour les immigrés, ici, en France, il est clair que la seule solution ce sont les armes !
– Les Français ont trop tendance à vouloir régler les choses pacifiquement. Nous, les maoïstes arabes, quand nous luttons ici contre les patrons, nous luttons en même temps contre les réactionnaires arabes. Notre combat est mondial !…
Un Maghrébin, portant un paquet de journaux, se glisse dans le groupe, criant :
– Lisez Fedaï, journal antisémite.
Un lieutenant de Victor le rabroue. Le vendeur corrige alors le tir :
– Lisez Fedaï, journal antisioniste ! »[7]
Cette anecdote illustre bien les ambiguïtés auxquelles étaient confrontés les gauchistes, dont les maoïstes en particulier, dans leur combat antisioniste. (Dossier à suivre) •
[1] Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération. Les années de rêve, Paris, Seuil, 1987, p. 313.
[2] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, III, Paris, Fayard, 2000, p. 250.
[3] Yaël Auron, Les juifs d’extrême gauche en mai 68, Paris, Albin Michel, 1998, p. 278.
[4] Morgan Sportès, Ils ont tué Pierre Overney, Paris, Grasset, 2008, p. 121.
[5] Maurice Szafran, Les juifs dans la politique française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 1990, p. 188.
[6] Morgan Sportès, op. cit., p. 121.
[7] Ibid., p. 141-142.
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