Entretien avec Gérard Leclerc Gérard Leclerc est journaliste et écrivain, philosophe et théologien, l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée contemporaine. Propos recueillis par Philippe Ménard.
Gérard Leclerc, qui avait 26 ans en Mai 68, vient de publier Sous les pavés, l’Esprit aux éditions France-Empire/Salvator, une analyse des événements autant qu’une méditation sur leur sens.
« Que l’on ne s’y trompe pas : toutes les offensives actuelles, qu’elles concernent aussi bien la déconstruction des liens sacrés du mariage, l’instrumentalisation de la procréation, la légitimation du meurtre en fin de vie, participent toutes d’un vaste mouvement de déshumanisation, en rupture d’un héritage dont les sources sont les lois non-écrites d’Antigone, les commandement du Sinaï et la charte des béatitudes. Mai 68 correspond à l’effondrement de l’héritage, mais il signifiait aussi la possibilité d’un sursaut moral au milieu des convulsions. Il pouvait être la perception d’un sauvetage possible dans l’abîme. »
Philippe Ménard : Il y a deux Mai 68 : le fourrier du libéralisme libertaire, avec la libération totale du désir et donc la nécessité d’avoir un appareil de production pour satisfaire des désirs sans cesse renouvelés ; et un Mai 68 qui, à travers la remise en cause des effets nocifs du capitalisme, se voulait concret, généreux, solidaire, inventif, et dont on parle moins.
Gérard Leclerc. Le phénomène Mai 68 est susceptible de plusieurs analyses qui se chevauchent. Il est fomenté par des groupuscules marxo-léninistes qui se trouvent débordés par un mouvement de jeunesse qui leur échappe. La Révolution, on n’en veut plus, on veut les fruits des Trente Glorieuses ! La révolution politique disparaît de l’horizon au profit du gauchisme culturel, comme dit Jean-Pierre Le Goff, le meilleur analyste de Mai 68, à mon sens. Gauchisme culturel qui se cristallise dans le service de la société de consommation : l’idéologie du désir a conforté la société capitaliste, ultra-libérale.
50 ans plus tard, le Mai 68 capitaliste et libertaire a triomphé, mais le Mai 68 de l’autogestion, du retour à la terre, où en est-il ?
Le gauchisme violent échoue en France, contrairement aux brigades rouges allemandes ou italiennes. La mort de Pierre Overney en signe la fin. Il y a eu trois rebonds. : le Larzac, cette « proto-ZAD », qui a mobilisé beaucoup de monde ; l’affaire Lip, tentative d’autogestion sans lendemain, dont Maurice Clavel a fait un roman Les Paroissiens de Palente (Grasset, 1974) ; et la candidature de René Dumont aux élections présidentielles de 1974 – mais le système a très vite intégré la dimension écologique, Robert Poujade étant ministre de la Protection de la Nature et de l’Environnement. Et on connaît le destin du mouvement écologique aujourd’hui. Ces trois rebonds ont produit des fruits, mais cela reste très inabouti.
La « troisième voie » de Mai 68, ni capitaliste ni violente, celle de l’autogestion et de l’écologie, a quand même profondément transformé le paysage sociologique français : les questions environnementales sont centrales.
Tout à fait mais avec une grosse réserve : c’est la réalité la plus physique qui nous y oblige, et pas vraiment les rêveries soixante-huitardes. C’est l’épuisement des ressources naturelles, le problème de l’eau, la couche d’ozone… C’est la réalité qui contraint l’économie libérale à s’adapter. Toutes les expériences d’agriculture biologique, de commerce équitable, sont très intéressantes mais restent encore très marginales. Il faut surtout considérer le domaine des idées. En 68, on décroche du marxisme, même si on parlait marxien dans la rue, comme disait Clavel. Et d’autres courants apparaissent, même s’ils sont discrets. La pensée de Jacques Ellul, par exemple, qui devient beaucoup plus intéressant à lire que Marx et Lénine, – et qui a eu une influence certaine sur José Bové quand il lutte contre la PMA et la GPA. Ces courants étaient en harmonie avec certaines aspirations de Mai 68.
Les vainqueurs de Mai 68 ont éliminé du récit de leur triomphe plusieurs « populations » contestatrices, comme les catholiques. Y a-t-il eu un Mai 68 catholique ?
Le Mai 68 de Maurice Clavel ne correspond pas du tout au Mai 68 des catholiques – et malheureusement. Mai 68 a provoqué une crise catastrophique du clergé, une génération complète de séminaristes s’est évanouie… J’ai eu un récit très complet de ce qui s’était passé par Mgr Pézeril, évêque auxiliaire de Paris à l’époque, aux côtés du cardinal Marty. Selon lui, une telle crise n’avait pas existé depuis la Révolution française. Il m’a dit que c’était les prêtres qui avaient le ministère humainement le plus épanouissant, qui sont partis. J’ai beaucoup aimé sa formule : « Ce sont les laboureurs qui sont restés. » Les gens d’Échanges et dialogue étaient si violents qu’un évêque s’est évanoui en les écoutant ! Clavel, c’était tout le contraire. Il est devenu pratiquant de la messe quotidienne quand les fidèles ont abandonné la messe dominicale. Il s’était converti à la suite d’une profonde dépression. Pour lui, Mai 68 était d’ailleurs une dépression nerveuse, et on ne pouvait s’en sortir que par le haut, par une effusion de l’Esprit, par le retour de Dieu – ce qu’il expliquait par une métaphysique augustinienne. Dieu, chassé par les Lumières, réapparaissait de manière souterraine et intempestive. Les curés de l’époque n’étaient pas du tout dans cet état d’esprit ; ils n’en tenaient que pour Garaudy et le dialogue avec les communistes… Clavel disait que le dernier des communistes serait un curé breton ! Et il a écrit un pamphlet, Dieu est Dieu, nom de Dieu ! (Grasset, 1976), où il les a attaqués de façon frontale. L’Église de France était complètement en dehors du coup…
Vous définissez Mai 68 par l’émancipation de la médiocrité ambiante, la contestation de la société de consommation, la remise en cause de la civilisation urbaine et même une certain archaïsme avec le retour à la nature. Toute ceci émerge-t-il à nouveau dans les discours politiques de droite comme de gauche, ou chez les jeunes catholiques ?
Pour ce qui est de l’Église catholique, c’est certain, grâce à l’enseignement des papes Jean-Paul II et Benoit XVI et a fortiori celui du pape François qui y a consacré une encyclique vigoureuse, très mal vue chez les libéraux, même les catholiques. On s’aperçoit aussi que beaucoup de mouvements politiques ont intégré cette dimension, comme Mélenchon ou Marine Le Pen, qui en a parlé dans son discours de Lille, avec même une attaque contre le transhumanisme. On peut y voir un rebond d’une certaine inspiration soixante-huitarde… Il y avait cette insatisfaction profonde d’un monde dans lequel on ne se reconnaissait pas – mais c’est lui qui a triomphé, et qui a intégré les revendications de Mai 68 en en faisant des paramètres de son propre système. •
1968, ce n’est pas le début mais la fin d’une période, celle des grands mouvements sociaux. Ce sont les années 70 qui ont marqué les individus et les institutions. C’est à cette époque où a triomphe l’idéologie libérale-libertaire qui n’était pas dominante en 68 face au vieux marxisme déjà déclinant. Le virage a été pris aux Etats-Unis après la terrible année 1968 (assassinats de Martin Luther-King, de Robert Kennedy). A l’évidence , la violence était sans issue.Il fallait agir par d’autres moyens et procéder à la subversion culturelle.
Enfin, si c’est la fin d’une période, c’est aussi le début d’une autre. Fin et début se succèdent. Et vous décrivez l’une et l’autre avec justesse, me semble-t-il.