Par Péroncel Hugoz
Ancien correspondant du Monde en Algérie puis en Egypte, grand-reporter, auteur d’une dizaine de volumes sur les pays du Sud (notamment Le Radeau de Mahomet, 1983, et 2000 ans d’histoires marocaines, 2014) éditeur en France ou au Maroc de 60 ouvrages orientalistes, chroniqueur sur lafautearousseau depuis 2016, Péroncel-Hugoz, ce qui est moins connu, a joué un rôle au début de la carrière du géopolitiste et essayiste Alexandre Del Valle, pied-noir franco-italien, né en 1968 à Marseille, dont la dizaine de consistants essais tend à dévoiler la vraie nature de l’offensive panislamiste sur les cinq continents, le dernier de ces ouvrages étant, en mars 2018, La stratégie de l’intimidation, véritable bréviaire de ce mal qui ronge nos sociétés: l’islamiquement correct. Un mal, sorti certes de l’Islam mais où les Etats-Unis d’Amérique ont joué, et continuent de jouer un rôle trouble, équivoque et plus que jamais inquiétant à l’heure du trumpisme.
Nous laissons donc la parole à Péroncel-Hugoz, sur la genèse de ses relations avec Alexandre Del Valle avant de publier deux des textes qu’il a écrits pour soutenir le géopolitiste : ISLAMERIQUE, préface en 1997 d’Islamisme et Etats-Unis. Une alliance contre l’Europe (l’Age d’homme, 330 p.) puis Travailler pour le roi de Turquie…, préface en 2004 de La Turquie dans l’Europe. Un cheval de Troie islamiste ? (Edition des Syrtes, 2004, 460 p.) Lafautearousseau
Le siècle dit des Lumières nous a légué l’expression populaire « Travailler pour le roi de Prusse », à la suite d’une bataille livrée en 1757 par la France, à Rossbach (Saxe), au seul bénéfice, tout compte fait, du souverain prussien, Frédéric le Grand.
Le XXIe siècle, que nous entamons et qui se voudrait la centurie de la « démocratie universelle », pourrait bien, d’un point de vue européen, laisser un jour derrière lui la formule « Travailler pour les Turcs » (sinon pour le « roi de Turquie », qu’Atatürk, hélas ! supprima). Si du moins aboutit le projet, ce qui pour l’heure est à craindre, mis au point hors de tout contrôle direct des peuples, à Washington, Bruxelles et Ankara, de faire entrer la Turquie et ses bientôt quatre-vingts millions de ressortissants dans l’Europe-Unie…
En ce nouveau livre, Alexandre Del Valle, derechef, ne se paie pas de mots, va droit au but, appelle un chat un chat et une forfaiture une forfaiture, tout en accumulant les preuves concrètes de sa démonstration ; le jeune politiste international démonte une par une les caractéristiques historiquement, civilisationnellement, politiquement, religieusement absurdes d’un tel projet.
Plus que tout, démographiquement, ce plan est — consciemment ou non, peu importe, le résultat serait identique — criminel, à moins de considérer que l’Europe européenne, gréco-latino-chrétienne, ainsi que de Gaulle, entre autres, la définissait, a fait son temps et qu’elle n’a plus qu’à s’effacer, sans même laisser s’exprimer son instinct vital. En l’exerçant spontanément, lui, au nom d’un continent dont l’intelligentsia n’est plus occupée que de meaculpisme (et effectivement, de Staline à Castro, de Ben Bella à Pol Pot, de Mao à N’Krumah, elle s’est trompée sur tout depuis plus d’un demi-siècle, comme elle se trompe maintenant sur l’Islam), Alexandre Del Valle s’exposera à l’opprobre, aux calomnies, aux médisances, aux porteurs de pancartes et d’idées reçues ; on lui jettera à la figure la trilogie « racisme-fascisme-xénophobie », à la façon de ce qui s’est passé lors de ses précédents ouvrages, notamment, en 1997, l’extraordinairement clairvoyant et documenté Islamisme et États-Unis, que j’eus le plaisir, avec le général Gallois, de présenter, inventant pour l’occasion le néologisme Islamérique qui, depuis lors, a fait son chemin…
Je récidive donc pour ce La Turquie dans l’Europe ! D’autant plus volontiers qu’en 2003, m’étant rendu en reportage à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, nation turque indépendante, issue de l’ancien Caucase soviétique, quelle n’a pas été ma surprise de constater que les huit millions d’Azéris, certainement encouragés par une décision géopolitiquement aberrante en soi — l’admission de l’« Azéristan » parmi les États membres du Conseil de l’Europe —, voyaient déjà leur pays partie intégrante de l’Union européenne… « Dès que la Turquie sera à Bruxelles, elle nous y fera venir », déclarait tout à trac un responsable azéri à un diplomate autrichien en poste sur les bords de la mer Caspienne. Celui-ci, l’un des rares Occidentaux séjournant à Bakou à faire preuve d’un peu de lucidité et de jugeote, me confiait ensuite : « Pourquoi les quatre autres États islamo-turcophones de la région n’emboîteraient-ils pas ensuite le pas à la Turquie et à l’Azerbaïdjan ? » En effet, sans oublier bien-sûr la minorité turco-ouïgoure de Chine, forte déjà, dit-on, de quinze millions d’âmes et qu’il serait vraiment cruel de séparer des autres Turcs… L’Europe pourrait alors se livrer à un immense mamamouchi — sans Molière, hélas ! pour se moquer de ces Européens pressés de se turquifier…
Une telle perspective trouve naturellement de chauds partisans à Ankara — où le rêve de domination ottomane de l’Europe, fracassé sous les murs de Vienne, pour la dernière fois en 1683, se réaliserait alors sans effort sur un plateau —, mais aussi à Washington et chez les obligés des États-Unis à Bruxelles. Même le « libéral et progressiste » président Clinton vint un jour en Anatolie mettre en demeure ces frileux d’Européens de s’ouvrir aux braves Turcs, bons alliés de l’Amérique et d’Israël. Les WASP (White Anglo-Saxon Protestant) encore au pouvoir sur les bords du Potomac ne redoutent vraiment qu’une chose : l’émergence d’une hyperpuissance paneuropéenne, seule capable de tenir la dragée haute à la quasi planétaire hégémonie états-unienne. Ils ont calculé que si l’Europe occidentale, outre le vieillissement de ses indigènes, se trouvait aux prises en permanence avec des troubles ethno-confessionnels type Liban, Yougoslavie ou « djihad de proximité » de nos banlieues, notre continent s’épuiserait à résister aux désordres socioculturels inévitablement liés à l’islamisation de vieilles terres chrétiennes. Déjà désorientés par la forte immigration afro-arabo-islamique non désirée, les Européens n’auraient sans doute pas assez de force (en plus, on ne manquerait pas de les démoraliser en les accusant de racisme, exclusion, etc.) pour contenir un islam conquérant, dès lors renforcé sur notre sol par le consistant apport humain du jeune colosse turc…
Et il ne faudrait pas compter, comme certains « prévisionnistes » professionnels le font déjà, sur une opposition entre Turcs et Arabes ! Il est exact que les premiers méprisent les seconds et leur en veulent d’avoir, durant la Première Guerre mondiale, abandonné le sultan-calife ottoman de Constantinople-Stamboul, pour une alliance impie avec les « infidèles » de Londres et Paris.
Cependant, ce dédain, ce reproche ne tiendraient pas face à la solidarité interislamique, neuf fois sur dix au rendez-vous quand il s’agit de contrer, voire de détruire des non-mahométans. Sans remonter jusqu’aux massacres d’Arméniens, Syriaques et Assyriens, entre 1894 et 1922, dans l’Empire ottoman, ordonnés par des Turcs et généralement exécutés — et ils ne se firent pas prier — par leurs ennemis héréditaires kurdes mais coreligionnaires, il n’y a qu’à voir ce qui se passe de nos jours, sous nos yeux (fermés, il est vrai) en Anatolie, où militaires turcs et maquisards kurdes continuent à se combattre, à s’entretuer mais — ainsi que je l’avais personnellement constaté sur place dès 1986 à Mardine, à Mydiat et dans le Tour-Abdine — se serrent extemporanément les coudes, se couvrent les uns les autres dès qu’il s’agit de dépouiller les derniers paysans chrétiens de ces régions, parfois de les égorger, ou encore d’enlever leurs filles nubiles ou leur bétail… • (A suivre …)
Illustrations ci-dessus :
Ataturk (1881-1938)
La minorité turco-ouïgoure de Chine